Conduire
Pour aller fêter mon frère à Ottawa, on a conçu un plan compliqué avec Simon et la Madame. Simon et moi avons
pédalé un premier tronçon jusqu’à Sainte-Thérèse le vendredi matin. Pendant que je donnais mes cours au cégep, Simon visitait les attractions de Sainte-Thérèse et il mangeait de la lasagne au vin sur la rue Turgeon. À Montréal, la Madame s’occupait de la tâche difficile : louer un véhicule. Elle en voulait un grand pour qu’elle puisse camper à l’intérieur avec sa chienne Swalie. Mais une mauvaise surprise l’attendait chez le loueur. L’été dernier, Ducoup, l’ex de la Madame, avait rempli le réservoir à essence d’un char loué avec du diésel (ou peut être un réservoir diésel avec de l’essence). Le moteur du char loué s’était brisé. La facture s’était perdue ensuite dans des embrouillis de changement d’adresse, de Ducoup qui refuse toute responsabilité et de lettres de menaces en anglais passées inaperçues. La Madame a fini par payer les 1000$ de frais pour échapper à Équifax et partir du loueur avec un petit camion. Avant de nous rejoindre à Sainte-Thérèse, elle est passée voir son père handicapé à Laval. Le stress continuait : son père doit se trouver un nouveau logement adapté. Qui va pouvoir lui donner les soins nécessaires? La Madame est repartie sans avoir pu rien résoudre. Elle était maintenant aux prises avec des indications Google Map.
Simon et moi on attendait la Madame en se contant nos journées sur le perron du cégep. Il faisait beau. Avril. L’hiver paraissait fini. On regardait les ornements en pierre taillée de l’ancien séminaire et les ormes commémoratifs sur le terrain. Les étudiants jouaient au aki et à la guitare. Simon a dit : « c’est rare des punks qui dansent. » La Madame a appelé au secours. Je lui ai expliqué qu’il fallait qu’elle prenne la 117. Mais elle ne comprend pas le principe de la numérotation des routes. Il lui fallait des noms de rue. Je l’ai orientée en me disant dans mon for intérieur que tout chauffeur devrait comprendre le système de numérotation des routes. Je commençais à me glisser dans ma peau de conducteur expert.
L’automne d’avant, je covoiturais avec Samuel. Normalement, j’ai des principes contre le covoiturage, parce que c’est encore du char. Mais Samuel est l’opposé même du chauffeur de SUV adéquiste qui va acheter des pesticides pour sa pelouse au Canadienne Tirelire. En plus, Samuel habitait alors sur la rue Davidson, presque au pied de mon balcon. Par une coïncidence prodigieuse, on partage aussi le même bureau à Sainte-Thérèse, et il donnait comme moi un cours à huit heures le lundi matin. J’ai abandonné toutes préventions et j’ai voyagé avec lui. J’ai pu me lever une heure plus tard le lundi pendant toute la session. Se lever trop tôt est une forme de violence. Cricri, la blonde de Samuel, travaillait à Saint-Jérôme. Elle montait à l’arrière parce qu’elle a des petites pattes, et moi en avant je continuais mes rêves ou je regardais les paysages de soleil levant sur la 40 et sur la 15. Il y avait un bruit étrange une fois. J’ai dit à Samuel de shifter. J’avais trouvé le bobo. Samuel est dans la lune. Je me suis félicité d’être le roi de la mécanique. Pourtant je n’ai plus de permis…
J’ai cessé de renouveler mon permis à l’époque où mon frère habitait à Lyster. Je fréquentais alors beaucoup le Ti-Lapin. Je travaillais aussi depuis déjà quelques années comme messager en vélo. Je subissais intensément la violence de l’occupation fascisante du territoire par l’automobile. Les coups de klaxon agressifs, les frôlements à haute vitesse de chauffeurs qui parlent au téléphone, les flaques d’eau projetées sur moi, m’ont donné à vie le droit de considérer comme trop lointaine toute activité qui nécessite que je dépende d’un transport non public. Que de partys de famille dans des banlieues perdues j’ai évités en me réclamant de ce droit… Mais je tolère des exceptions. Lyster en était une. Quand ils vivaient là -bas, mon frère et sa blonde d’alors donnaient un party chaque année vers la fête du travail. Ils faisaient un méchoui et ils installaient une scène extérieure sur leur terrain. Par temps chaud, on se baignait dans les eaux troubles de la rivière Bécancour. Le soir, chacun montait sur la scène pour faire son numéro sous les aurores boréales. Au dernier des partys de Lyster, j’ai fait le voyage avec le Ti-Lapin, qui n’avait pas son permis. Il a fallu que je loue le char et que je le conduise ensuite, de Montréal à Lyster, puis de Lyster à Québec pour aller dormir chez mes parents, à cause des allergies aux bêtes qu’il y avait à Lyster. Je n’ai pas pu boire pendant le party. J’ai dû ensuite gérer le partage des frais et l’organisation avec le loueur. Je me suis dit que la prochaine fois qu’il allait falloir que quelqu’un se charge d’une location, ce ne serait pas moi. C’est ainsi que j’ai cessé de payer 90$ au gouvernement pour renouveler mon permis à mes anniversaires impairs.
Avec Simon et la Madame, on a fini par partir vers Ottawa dans le pire de l’heure de pointe du vendredi. Par contraste avec la conduite mal assurée de la Madame, je constatais mes habiletés d’as du volant en faisant le co-pilote. Malgré mes indications parfaites, elle a raté la sortie de la 40 en poussant des grands soupirs. Comme consolation, dans notre détour au bout de la piste à Dorval, on a vu atterrir un bel Airbus de la Lufthansa. En revenant sur la bonne autoroute, la Madame a fait d’autres manœuvres étranges. Elle était dangereuse par excès de prudence, hésitante dans ses mouvements, lente à réagir et trop absorbée par les gestes de base pour pouvoir anticiper la conduite des autres chauffeurs. J’essayais de ne pas attiser son stress. On a fait le plein. J’ai offert de payer. Le nom des essences mentait leur nocivité, comme les véhicules et les produits de nettoyage étiquetés « verts ». J’avais le choix entre l’essence propre, la surpropre et la propre-propre-propre qui coûtait très cher. J’ai opté pour la moins propre. Mais le prix de mon plein montait quand même à toute vitesse sur le compteur. J’ai arrêté la pompe stupéfait passé le cap des 75$. Mais alors, ils s’envoient chaque fois en essence l’équivalent d’un souper bien arrosé, les automobilistes! Mais quel mauvais sens des priorités! Quand je pense que dans le temps, 25$ suffisaient pour faire déborder le réservoir de la Renault de Papa, les rares fois où je faisais le plein après l’avoir conduite. Moi qui appelle de mes vœux l’essence à 5$ le litre, j’ai eu une bouffée d’indignation en signant le montant exorbitant sur ma carte de crédit.
La nuit tombait sur l’est ontarien. Un nouvel handicap s’ajoutait : la vision nocturne défaillante de la Madame. Rendus à Ottawa, elle a été à la torture en cherchant un stationnement autour de la LCBO, où on a acheté une sélection délicieuse vins ontariens pour bien plus que 75$. Il fallait conduire en ville les derniers kilomètres jusqu’à Gatineau chez mon frère. Plusieurs rues du centre-ville d’Ottawa ont des voies multiples qui mènent dans des directions différentes. La Madame concentrait toute son attention sur les lignes blanches peintes sur la chaussée. Elle donnait des coups de frein à 30 pieds des carrefours et elle ne voyait pas les changements de voies des autres usagers de la route. La stratégie de Simon pour la calmer était de la féliciter d’aller lentement. Je contenais mon impatience. Si j’avais été au volant, on aurait été en promenade : même en parfaite illégalité, la sécurité routière de tous aurait décuplé. Mais ce n’est pas
l’évidence de mon talent négligé de conducteur qui m’a inspiré le dessein de renouveler mon permis. Ce sont les projets de voyage en Acadie ou au lac Saint-Jean qui se sont formés avec Simon cette fin de semaine là .  Le soir en buvant le vin ontarien à Gatineau, je me suis amusé à administrer à mon frère (QI 130), à Simon (QI113) et à la Madame (QI97) le rigoureux test d’intelligence que j’ai conçu pour enlever leurs illusions à mes étudiants du cours de statistiques.
Revenu à Montréal, j’ai pris mon rendez vous au point de service de la SAAQ de Laval. La veille de mon examen, j’ai
commencé à potasser les outils pédagogiques mis en ligne par la Société. Mais après deux minutes d’ « étude » j’en avais assez : voilà des problèmes enfantins que je peux résoudre les doigts dans le nez grâce à mes capacités cognitives hors du commun. J’ai marché le lendemain entre le métro Montmorency et la SAAQ. Un véritable centre ville est en construction autour du nouveau métro, avec des tours, un gros pavillon de l’Université de Montréal et même une future rue piétonne en projet. L’investissement de tant de capitaux est accompagné de rumeurs de corruption, selon lesquelles des enveloppes blanches sont utilisées pour les pots de vin, plutôt que les enveloppes brunes de Montréal.
Le point de service de la SAAQ se trouve dans un dead mall. Tant d’espace commercial prospère aux alentours, le Carrefour Laval, les meubles Philippe Dagenais, et voilà ce petit désert lugubre qui semble ne servir qu’à la SAAQ et aux écoles de conduite. Mon assurance s’est dégonflée en voyant la cohue. Une file longue et désordonnée était gérée par un gardien de sécurité noir. Comment est-il possible que des heures de rendez-vous soient fixées aux usagers alors que règne un chaos pareil? Après une attente interminable, le gardien de sécurité a demandé aux gens qui venaient subir l’examen théorique de sortir de la file. Il nous a donné des numéros. J’étais dans un trou noir et glacé. Malgré les illusions de printemps intérieur éternel qui me bercent quand je suis en voyage avec des amis, l’angoisse n’est jamais vaincue pour de bon. Elle se réveille à la première file d’attente et elle refait en moi la solitude. Les personnes présentes en si grand nombre au point de service de Laval étaient particulièrement aliénantes : des femmes portant des signes religieux ostentatoires, des maris agressifs, des filles criardes couvertes de bijoux, et des gars qui exhibaient avec arrogance leur paquet dans des sweat pants.
Le renouveau de mode de ce type de culottes s’adresse à une strate sociale qui a trouvé son nom récemment : les douche bags. J’ai pris conscience de ce mot alors que je faisais des voyages virtuels à Cleveland Ohio. Cette ville a un beau gratte-ciel art déco, une rue principale mythique et une galerie marchande à l’italienne sur les rives d’une mer intérieure époustouflante. L’expérience réelle de Cleveland doit cependant être moins plaisante que la version Wikipédia, car les avis sur cette ville sont ravageurs. Dans un vidéo sur TuTube, un résident de Cleveland qualifie ses concitoyens de douche bags. J’avais consulté la définition de ce mot dans le Urban Dictionary. Mais elle était moins éclairante que les exemples d’usage qui ont émergé depuis dans le langage des jeunes que j’entends au café du cégep du Vieux avant d’aller nager. Sur les murs du point de service de la SAAQ, des panneaux interdisaient les cellulaires. Mais conduire et se servir d’un cellulaire sont les deux activités quintessentielles des douche bags. Donc à la SAAQ, il est certain qu’on ne peut que subir la pollution sonore des petites mélodies débiles de leurs appareils. D’autres pancartes à l’intention des douche bags spécifiaient qu’aucune forme de violence verbale ne serait tolérée.
Les salles d’attente de gouvernement se ressemblent. Hôpital ou point de service de la SAAQ. Est-ce que je participe sans m’en rendre compte à  un climat écrasant au cégep aussi en faisant ma job de prof? Je me suis assis devant un gros blond moins désagréable à regarder que les autres patients. Il avait des beaux cheveux longs qui sortaient de sa tuque. Son père l’accompagnait. Je m’amusais à observer les ressemblances. Chez les jeunes maintenant, le ratio de poids s’est inversé : les fils d’aujourd’hui sont rendus plus bedonnants que les pères – et encore, ce fils que je voyais à son examen de conduite n’en était qu’au seuil de sa carrière de passivité motorisée.
Mon numéro a été appelé. Je me suis trouvé devant une madame qui était sur la défensive. Calmer ses vibrations avec les miennes a continué à me guérir du syndrome de déshumanisation auquel j’étais en proie depuis mon arrivée dans le dead mall. J’ai été conduit dans une pièce avec des ordinateurs servant aux tests. L’ambiance était presque au recueillement. Le test a commencé. Et le stress avec lui. Mais le stress est plus facile à gérer que l’angoisse. Quand je cours des graves risques en vélo au centre ville sur la glace, je suis stressé, mais je ne souffre pas. Quand je me demande si j’ai raté ma vie en devenant un prof de cégep permanent à Sainte-Thérèse, je suis angoissé et je souffre. À chaque erreur que je faisais dans le test, la machine me disait combien de fautes il me restait avant de couler. J’ai passé avec difficultés les deux premières épreuves. J’ai échoué la troisième. Je ne pourrais plus faire de démarches pour conduire avant trente jours. Et il va falloir que je revienne faire la file avec les douche bags. La cause de mon malheur est mon quotient intellectuel, qui est trop élevé pour que j’étudie avant un examen.
Bon j’ai lu ton texte épais… Je ne t’emmène PLUS JAMAIS en voyage. Point à la ligne.
Bonjour, je suis un des tes anciens élève. Vraiment tu es un prof super et un blogueur incroyable. cela fait quelques années que je consulte ton blogue et je ris à chaque fois. bravo. continue