À Québec : Le bon vieux temps
Le Samuel Holland
Le Samuel Holland est un complexe immobilier de la meilleure eau. On y trouve des bureaux, des appartements grand luxe et des commerces de standing avec une ambiance sinistre. Le béton gris des tours a une belle austérité et l’ensemble ne manque pas de style. Le meilleur endroit pour le contempler est le terrain du collège des Jésuites, surtout la nuit. De près, le Samuel Holland cause des corridors de vent sans pitié. Il emporte les piétons sur les trottoirs glacés et les jette par terre en cassant leurs os.
Les appartements du Sam Hol sont occupés par des personnes très âgées. Vers 1994 une locataire a eu froid une nuit où il faisait -30. Elle a allumé son four pour se réchauffer. Le feu a pris à son kimono en polyester. Elle a réussi à composer le 0 pour appeler à l’aide. Quand les pompiers sont arrivés elle était morte et son appartement flambait. Il a fallu évacuer. Vingt-deux étages d’aïeux se sont retrouvés sur le chemin Sainte Foy à cinq heures du matin, au plus mordant de la nuit d’hiver.
À cinq ans, j’ai été hospitalisé en face pour un mal de ventre psychosomatique. Le Sam Hol était en construction. Dans ma chambre j’avais des livres d’enfants et une TV. Je ne savais pas lire. À la maternelle on nous faisait perdre notre temps avec des cahiers à colorier. C’est d’ailleurs peut-être ce qui m’avait rendu malade. Ce que je préférais à la TV, c’était les intermèdes avec des images des gros trucks de la Baie James et de la musique électronique. J’ai été torturé dans cet hôpital, mais en vain, personne n’a pu me diagnostiquer.
Mon père a été élevé tout près sur la rue Holland. Grand-Maman avait des hydrangers sur son terrain, une fleur mauve. Le vent faisait un beau bruit dans les feuilles des trembles. Il y avait des odeurs de tuyauterie ancienne dans sa maison et de la suie épaisse accumulée dans l’escalier de la cave. Elle a eu un accident cardiaque. Déjà, elle était tombée quelques mois auparavant. C’était le début de sa fin. Elle est venue vivre chez nous. Ma mère a vidé sa maison. Les souvenirs se sont retrouvés dans des sacs de vidanges. Il fallait être efficace. Grand-Maman s’est éteinte ensuite petit à petit. À la fin, elle était une ombre. Ses funérailles ont eu lieu un peu avant noël. Je n’ai pas réussi à pleurer et je ne sais plus où est sa tombe. La rue Holland est devenue lisse à cause de l’interdit de commémoration, comme une rue où on n’aurait jamais connu personne. La plupart du temps mon père ne veut pas que je lui pose de questions sur le passé. Sa méthode pour ne pas écouter est de se laisser absorber par des questions sans importance. J’attire l’attention par des pitreries qui tombent à plat. Je prends les choses avec un grain de sel. Quand j’étais adolescent je bouillais d’exaspération. Lui aussi. À sa place, je n’aurais pas pu me supporter. Parfois mon père me fait le cadeau d’un fragment de passé. Il se souvient d’avoir pris le tramway. Pour déglacer les côtes, la compagnie des petits chars utilisait de la cendre.
Vie de famille
Une année, mes parents ont fait poser des nouvelles tuiles sur le plancher de la cuisine. Les ouvriers ont d’abord enlevé l’ancien revêtement, laissant voir pendant trois jours un sous-plancher sur lequel mon frère et moi avons peint une fresque antique. Elle s’intitule: «Vénus parée par Éros des attributs de la gloire», et comporte des scènes de genre. Babasse a dessiné les personnages, et moi j’ai fait un hippopotame paissant dans le Nil ainsi qu’une trirème remontant l’Oronte. À peine séchée, notre œuvre a été recouverte par des tuiles neuves. Peut-être ornera-t-elle un jour les murs du pavillon Casault à côté des planchers syriens déterrés par l’équipe archéologique de l’Université Laval?
Un problème rampant qui affecte toutes les couches de la population à Québec est la consommation de télévision effrénée qui y sévit. Mes parents n’y échappent pas. J’étais chez eux une fois et ils se laissaient abrutir tranquillement avec leurs télécommandes à la main. Pour leur bien, j’allais les déranger à toutes les cinq minutes. Je me suis fait prendre quand mon père a dit «reste, reste, c’est l’annonce qu’ils ont parlé dans le Time.» Sur l’écran il y avait une madame qui parlait avec une voix très éraillée. Elle a dit quelque chose comme: «They didn’t tell me that cigarettes were so addictive», puis elle a fumé par la trachée artère pour montrer sa trachéoctomie. Mon père trouvait que cette horreur était un message efficace.
En 1974, le pylône de l’émetteur de Roc-Trédudon a explosé, privant tout l’ouest de la Bretagne de télévision pendant plusieurs mois. Personne n’a jamais trop su si cette excellente initiative avait vraiment été prise par les autonomistes bretons qui ont revendiqué le fait, ou plutôt par des conscrits qui avaient joué avec des explosifs. Il semble que la période désintoxication a été pénible, mais assez brève. Ensuite, les gens libérés de leur mauvaise habitude ont repris la vie comme avant la télévision. Ils se sont remis à sortir, à se parler. Pourtant, la TV perdue, c’était l’ORTF de 1974, c’est à dire une TV plate, avec les discours de Pompidou sur trois postes.
J’ai eu l’occasion d’observer les effet du manque de TV à Saint Hyacinthe, pendant la tempête de verglas de 1998, après trois semaines sans électricité. J’y étais venu apporter du bois à une sinistrée. Avec des compagnons de route j’en ai profité pour faire une visite de la ville. Un seul lieu était ouvert dans les rues obscures. Un bar. On y gelait ferme. La génératrice servait à alimenter une TV. Des clients nombreux et bien emmitouflés l’écoutaient dans un silence pesant. Les souffrances de la privation d’images se lisaient dans leurs yeux.
La grande vie
La petite rue Saint Amable ressemble à la maquette d’un downtown. Elle a tout ce qu’il faut en miniature, même un courrier cycliste. Il est seul en ville, sans frères d’armes. Les chauffeurs de toutes les espèces peuvent le détester. Les piétons le font sursauter quand il ose passer sur le trottoir. L’été, il fait son chemin dans les hordes de touristes. Les calèches laissent des crottes sur sa route. À la fin de l’après-midi, la Ville lave le dégât. L’eau que les camions répandent fait une bouette glissante. Pire que de la slush.
J’ai connu Julie Kron au cours d’allemand. Elle habitait avec sa mère dans un ancien couvent de la rue Saint Amable transformé en coopérative d’habitation. Julie avait une longueur d’avance sur moi. Elle avait des attitudes d’adulte et des libertés d’adulte. Elle avait aussi plus de vécu que moi. Le père de Julie était un avocat haïtien que sa mère avait connu en Europe. Il était retourné à Haïti où il avait eu la mauvaise idée de s’occuper de politique. Il avait disparu. La mère de Julie m’impressionnait. Elle était venue de Hollande pour enseigner à l’Université. Elle écrivait des livres qui causaient des débats. Elle m’avait donné un paquet de magazines allemands illustrés qui m’ont fait faire des pas de géant avec leurs publicités faciles à décoder. Peu de temps avant de connaître Julie, j’avais failli me décourager de l’allemand. Il y avait trop de mots à apprendre, et quand je les cherchais dans le dictionnaire, je n’arrivais pas à reconnaître d’emblée les participes passés des autres mots en GE. Mon échec le plus cuisant avait été de ne pas comprendre l’accusatif avec Frau Herbst. Ich esse den Apfel. Der Apfel ist rot. Je repense avec humiliation à l’impatience de Frau Herbst. Heureusement, j’avais lu Moi Christiane F.13 ans, droguée, prostituée, (Wir Kinder vom Bahnhof Zoo), un témoignage choc publié par l’hebdomadaire Stern sur les milieux de la drogue à Berlin. J’ai appris dans ce livre des leçons décisives sur le monde. Inspiré par ces leçons, j’ai tenté nombre d’expériences douteuses. Je cherche toujours les personnages de ce livre à travers mes amis. L’ex de Julie lui avait enregistré une cassette de musique. Elle me l’a prêtée. Je l’ai encore. Auparavant j’enregistrais des « mix commercial ». On entendait par bribes la voix de l’animateur du FM93 qui tenait des propos ridicules entre les chansons de U2. Je me suis mis à cette époque à écouter CKRL, la radio communautaire.
Une journée d’été Julie m’avait invité à faire de la voile au chalet de son amie Nadia, au lac Saint Joseph. Nadia était une fille blonde très drôle. Elle était grande et un peu forte. Elle était aussi une vraie gosse de riche. Ses deux parents étaient médecins. À 17 ans, elle avait son char à elle. Un ami de Nadia est venu nous rejoindre. Il s’appelait Sébastien Chicoine et il avait des cheveux très longs qui allaient bien avec son nom. Il habitait avec sa mère lui aussi, sur la rue des Fransiscains. Sa mère avait une boutique de skate. Chicoine avait eu la vie dure. Quand il avait douze ans, sa mère l’avait réveillé la nuit pour se sauver de chez son père à Loretteville. Toutes les affaires qu’ils avaient pu emporter tenaient dans deux sacs de plastique. Chicoine faisait le DJ dans les partys. Julie et moi étions co-équipiers sur notre voilier. Notre plaisir était de distraire l’autre ou de le faire rire pour provoquer des petits naufrages ou des pertes d’homme à la mer. J’ai attrapé un fameux coup de soleil. Le père de Nadia m’a surnommé Ti-Rouge. Le ciel s’est un peu couvert le soir. On marchait nu-pieds dans la boue sur le bord du lac. Des bruits de soupers en plein air et d’enfants qui jouent nous parvenaient des autres chalets. À notre souper barbecue, le père de Nadia nous a fait boire des liqueurs fines. Il a déclaré que c’était bien que les enfants aillent à l’école privée, parce que ça leur enseignait tout de suite les classes sociales.
Les quatre jeunes on s’est mis à l’écart sous prétexte de ranger nos embarcations. Julie faisait jouer The Smiths dans son Walkman. On se passait les écouteurs. L’heure était venue de parler de choses sérieuses : la planification de la soirée au Palazze Klub et au Midnight. Je n’étais pas habitué à tant de désinvolture avec la grande vie.
Je savais depuis longtemps que j’étais fait pour le monde de la nuit. Durant mon enfance, mes oncles allaient à la discothèque Visages, au dernier étage du Hilton, et au Drugstore Livernois sur la rue Saint Jean. À la TV, ils avaient parlé d’un nouveau style: le new wave. J’avais pressenti l’importance de cette nouvelle. À l’époque où j’écoutais la cassette prêtée par Julie, j’ai lu religieusement le DJ Gengis Dan dans le journal du cinéma Cartier. Il officiait alors à l’Ombre Jaune. Il parlait dans le journal des nouveaux sons qui arrivaient d’Europe.
Avant la soirée du lac Saint Joseph, j’avais fait une ou deux visites dans des bars. J’avais pu constater que ce serait mieux encore que ce que j’en attendais. Mais à 16 ans, j’avais l’air d’en avoir 12, ce qui me compliquait la vie avec les portiers. J’avais réussi une fois à aller avec Mimos au Bizarro, une terrasse couverte sur la Grande-Allée. Il pleuvait à torrents sur la toile. On s’était mis au bar pour parler. On avait eu une impression de vie d’adulte. On était descendus à la Basse-Ville ensuite. Dans une salle de spectacle sous le mail Saint Roch, la chanteuse Élie Medeiros faisait son numéro. Les habitués de l’Étoile de nuit croyaient qu’ils avaient affaire à une danseuse. Ils lui demandaient d’enlever son haut.
Quelques semaines plus tard, j’avais découvert ma première discothèque. C’était après une autre journée près d’un lac, le lac Saint Jean, lors d’un voyage pour l’anniversaire de mon arrière grand-père. Il avait fait une tempête superbe, avec des vagues plus hautes que le quai. Je m’amusais beaucoup dans ces grandes fêtes. Je jouais aux cartes toute la nuit avec mes mononcles. Ils sont presque tous morts aujourd’hui. Ce soir-là mes cousines m’avaient amené dans un lieu éclatant de modernité: le bar le 25 à Alma. Toutes les virées que j’ai vécues depuis n’ont été que des répétitions de cette nuit-là. La musique qui jouait là était celle dont parlais Gengis Dan. Sur un mur décoré il était écrit: «I’m bored, so I fuck my cat». J’ai compris que les bars peuvent servir à vivre des expériences culturelles pointues.
Une fois le plan bien établi, Nadia est allée annoncer à son père qu’on partait en ville et qu’elle ne rentrerait pas coucher au lac. Ce bon docteur Desruisseaux avait grande confiance en sa fille. Au volant de sa Honda, Nadia a mis une cassette d’Indochine en proclamant qu’elle était une excellente DJ de char. Elle voulait surtout agacer Julie, qui a protesté à cause des paroles stupides et du drum électronique. On a entendu une chanson sur Bob Morane, une autre sur la sécheresse du Mékong. On est passés chez Chicoine. Sa mère nous aimait bien. Elle s’est mise complice de nos projets. Elle s’est occupée de moi. Elle m’a prêté des vêtements Vision Streetwear noirs pour me « vieillir ». Julie m’a déniché des fausses cartes. Ils avaient déjà tous les trois cet important accessoire. Je savais que j’en n’aurais pas besoin. Je me sentais sage et sûr de moi. Les portiers allaient sûrement trouver que j’avais l’air du Vénérable et me laisser entrer sans contrôle. On a marché jusqu’à la rue Berthelot. Une petite averse nous a permis de fumer un joint sous un kiosque. C’était la communion des amis. Au Midnight, les B-52 sont venus jouer pour nous. Ils ont atterri à l’Ancienne-Lorette en jet privé. La veille, ils étaient au CBGB’s.
La meilleure tradition des bars de Québec est préservée au Bon Vieux Temps, une coopérative de travail. Au sous-sol, des cégépiennes habillées en vampire dansent contre le mur. Son barman le plus célèbre s’appelle Régis. Il sait peut-être que je ne connais rien du bon vieux temps, parce que je n’ai jamais connu le Shoe-Clack ni le Cercle Électrique. Je n’ai pas vu non plus Nina Hagen à son concert inoubliable à place d’Youville.
À la fin des nuits de débauche à Québec, une coutume veut qu’on se rende sur la terrasse Dufferin. Les nuits de terrasse Dufferin sont celles qu’on a passé à parler à tout le monde. Les groupes se sont formés et déformés toute la nuit. À la fermeture des bars vient l’heure de sonner l’appel de la garde et de rassembler le noyau dur des fidèles. Certains manquent à l’appel pour cause de succès galants, d’autres ont été terrassés par la boisson. À l’appel se manifestent aussi des recrues, qui s’unissent au groupe pour le pèlerinage au soleil levant.
Il fait traverser le Vieux-Québec. Il fait déjà presque clair. Les rues sont désertes. Les oiseaux commencent à chanter. Sur la rue Couillard, on entend une femme jouir. Sur la Terrasse, un vieil homme est accoudé, prêt pour le spectacle. Nous le saluons. Il sourit. Nous entreprenons en titubant l’escalade du sentier de la citadelle. Que de bruit on fait. On a le rire facile des gens fatigués mais heureux. Les levers de soleil ont lieu sur la façade maritime de Québec. Ils peuvent s’observer au Cap au Diable ou sur la Terrasse. Au Cap au Diable, on peut voir d’un côté les ponts encore plongés dans l’obscurité, alors que de l’autre, on voit le port déjà éclairé. D’ici en haut de la Citadelle, on a l’île d’Orléans dans une lumière rose. Le vent sent le large. Un navire apparaît dans le chenal. Le bureau de poste, l’évêché et le Séminaire veillent avec nous. Je fixe mes yeux vers l’océan. Je vois les côtes d’Armor et les montagnes du Caucase au loin. Le miracle de la nouvelle journée se produit par là. Orange. Reflété sur le flanc Est du complexe G. Effets de lumière. Il est temps d’aller dormir gavés de sérénité. Voici une journée perdue pour le travail.
La colère de Pazuzu
Toutes les horloges se sont arrêtées hier à 13h57 lorsque Pazuzu, le démon du vent, a commencé une attaque aérienne par des éclairs. Il a ensuite laissé tomber des trombes de pluie sur les grues qui construisent un nouvel hôtel ainsi que sur les vendeurs de macarons du Festival d’été. Le 22ième régiment a répliqué au démon par des missiles sol-air qui faisaient un bruit terrible en décollant de la Citadelle. Les fragments des missiles retombaient sur la ville sous forme de grêlons.
Enfants gâtés
Depuis le Vieux-Port, on voit le contraste entre le Vieux-Québec et la Colline parlementaire. À l’intérieur des remparts, les clochers dessinent dans le ciel une dentelle. À l’extérieur des murs, les tours de la Colline parlementaire ont des antennes sur leurs toits plats. Le Vieux-Québec rappelle la période où l’Église était l’institution la plus importante de la ville. La Colline parlementaire est plutôt le signe de la primauté de l’État. Les fonctionnaires qui ont fait construire les tours ont été formés par des prêtres. Quand l’Église a passé le relais à la nouvelle élite qu’elle avait créée, la Révolution tranquille a eu lieu. Aujourd’hui, les clercs meurent lentement dans des couvents déserts, et les premières cohortes de fonctionnaires arrivent à l’âge de la retraite.
À la plus faste époque du filet social, l’État couvrait les frais dentaires des enfants. Ma mère nous amenait tous les six mois chez le docteur Lauzière. L’hygiéniste dentaire nous faisait d’abord subir l’épreuve du lavement. Elle nous posait une sorte de moule en plastique sur les dents, puis elle nous installait un tube dans la bouche. Elle faisait ensuite circuler un produit écœurant par le tube. Du fluorure. Il ne fallait surtout pas l’avaler. Le produit n’était pas censé suinter dans la bouche, mais il coulait quand même sur la langue. Ce supplice durait une éternité. Si on y survivait, l’hygiéniste nous libérait. Elle enlevait le tube et le moule tout poisseux. On n’avait droit qu’à un verre d’eau pour se rincer. Le lavement nous laissait la mâchoire endolorie, la bouche pâteuse et l’impression de ne plus avoir de dents. On était alors inspectés par le dentiste. Il nous faisait mordre dans un carton pour nous faire passer une radiographie. Il fallait attendre dans l’angoisse le développement du diagnostic. L’ambiance de la salle d’attente était très intense. Ce bureau dentaire était la fine pointe du progrès technique et social. Il n’existait que pour nous. D’ailleurs ma mère connaissait le dentiste personnellement.
Le dentiste Lauzière nous révélait nos résultats. Il avait des gros doigts aux bouts arrondis. Ma sœur était très fière de n’avoir jamais de caries. Elle était une zélée de la brosse à dents. Mon frère, lui, avait des dents pourries. Il avait fallu lui faire un traitement. C’était pitoyable. Moi j’avais trop de dents. Des dent devenues superflues parce qu’on avait atteint le sommet de l’évolution. Elles servaient aux singes pour déchirer la viande crue. Il fallait les arracher. Un traitement d’orthodontie bon marché. Les séances se sont étalées sur trois ou quatre ans. Le dentiste me gelait avec sa seringue qu’il camouflait dans sa main. Il m’amputait. Quand l’anesthésie cessait d’agir, je pouvais sentir sur ma gencive les points de suture au goût de sang.
Après le dentiste, ma mère nous amenait nous choisir une bande dessinée. Au début, ce système servait à nous récompenser quand on n’avait pas de caries, puis il s’était mis à servir aussi pour me consoler lors des extractions. J’étais choyé et privilégié à juste titre pour les épreuves que je traversais. Je m’apitoyais. Je convoitais les bandes dessinées. Vers mes 12 ans, ma mère m’a fait comprendre que j’étais trop douillet.
Les fenêtres de musées
Les musées de Québec sont conçus pour servir de cadre à une de leurs fenêtres. Chacune de ces Fenêtres est un point de vue solennel que le musée jette sur la ville.
Le Musée de la Civilisation est un regard sur l’eau. Sa Fenêtre donne à voir le Fleuve à l’endroit où les Algonquins remontaient à la fin de leur saison de trappe pour faire des échanges avec les agriculteurs du haut Saint Laurent. Cet endroit est aussi celui où les Français sont arrivés pour fonder une ville le 3 juillet 1608. Les voiles qu’on voit maintenant sont celles des plaisanciers. Elles croisent la traverse de Lévis et gênent les pétroliers qui font la navette entre la raffinerie d’Ultramar et le terminal de Qarg, qui se trouve au-delà du détroit d’Ormuz.
Le Musée du Québec est un regard sur le ciel. Sa Fenêtre se trouve en haut de la tourelle de l’ancienne prison. On voit là beaucoup d’étoiles les soirs d’hiver, et l’ancien champs de bataille en contrebas. En 1759, la comète de Halley a annoncé un malheur. À l’été, les Anglais ont bombardé puis pris la ville. À la fin de la guerre, les chancelleries ont fait de cette Défaite une Conquête. Depuis, le Champs de bataille a été pacifié. Des promeneurs passent en ski de fond sur les vallons paysagés. Les édifices de la Grande-Allée encadrent le Claridge, une belle conciergerie Arts Déco. Un vieil homme était resté enfermé dans l’ascenseur du Claridge la nuit de la grande panne de 1988. Cette année-là avait été marquée par des prodiges. Les extra-terrestres avaient attaqué Hydro-Québec au moyen de rayons magnétiques émis depuis le soleil. Par une vieille faille de météorite, les extra-terrestres avaient également causé un tremblement de terre. Ce séisme avait renversé les étalages d’un Provigo du quartier Limoilou.
Le Musée du Séminaire est conçu pour permettre à Québec de se mirer dans sa propre beauté. Sa Fenêtre est gardée par un vieux prêtre qui raconte ses souvenirs sur un écran vidéo. On voit au dehors les majestueux pavillons du Séminaire qui donnent sur une petite rue. En face, un mur courbé enserre les cours de vieilles maisons. Des maisons à toits pointus et à lucarnes innombrables, avec des balcons suspendus et des remises perdues dans le lierre. On dirait un concentré de maisons de ferme montées les unes sur les autres. Les cours ont des petits jardins. Dans l’une d’elles rouille une vieille auto sous une bâche. Elle a abouti là par la porte cochère. Sur un versant des toits, les lucarnes donnent sur la mer, sur l’autre, elles donnent sur le Séminaire.
Quand j’étais cégépien dans ce Séminaire, un célèbre ancien est venu nous raconter qu’autrefois il était interdit en ces murs de faire jouer les Beatles. Sans doutes les bons pères n’aimaient-ils pas les quatre garçons dans le vent. Les abbés corroboraient en tous cas leur bon goût en nous laissant pour notre part écouter les Dead Kennedys tant qu’on le voulait. Quelques jours après la visite du vétéran illustre j’étudiais dans la bibliothèque. Je jouissais intensément de l’édifice où je me trouvais, qui est l’ancien pavillon central de l’Université Laval. Cet édifice bâti en 1852 est la couronne le Vieux-Québec. Cette journée-là il faisait une lumière d’automne très nette, qui me permettait de contempler à des lieues à la ronde la ville, le Fleuve et les montagnes toutes rouges, bien visibles par les fenêtres de mon beau promontoire. Ivresse de septembre. C’est alors que le Lion blond est passé. Il portait son T-shirt des Dead Kennedys, orné du titre de leur grand succès Too Drunk to Fuck, du plus amusant effet dans cette bibliothèque aux moulures sculptées.
La salle des cartes
En apparence, le centre du pouvoir à Québec se trouve à l’Assemblée nationale. Ses façades sont faites de statues qui célèbrent une épopée des plus brillants exploits. Mais le vrai centre du pouvoir se trouve en face, dans l’édifice du Conseil Exécutif. Cet édifice a la forme d’un calorifère. Mais on le surnomme le Bunker à cause de l’ambiance qui régnait à l’époque du premier ministre Bourassa. Au milieu du Bunker se trouve la Soucoupe Volante, la salle ovale du conseil des ministres. Un meuble vissé au plancher de la Soucoupe Volante donne accès à la Salle des Cartes. Cette Salle est rarement visitée par les ministres. La plupart d’entre eux ignorent son existence. Les plus importants fonctionnaires y ont accès par d’autres portes.
Les édifices de la Colline parlementaire sont reliés entre eux par des tunnels. Ces tunnels sont connectés aux voûtes du Vieux-Québec. Les plus hauts fonctionnaires accèdent à ce réseau par le sous-sol de leurs appartements de fonction dans le Vieux-Québec. Il vont dans leurs caves avec des torches. Il fait sombre et humide. Ils franchissent une porte coupe-feu en fer. Ils rejoignent un corridor en brique construit en même temps que la Citadelle. Ils parviennent enfin dans les tunnels en béton de la Colline parlementaire. Ces tunnels sont blancs, éclairés au néon. Ils donnent mauvaise mine aux grands mandarins qui s’en fichent. Ils se racontent avec mépris que les députés avaient fait repeindre en bleu le salon vert de l’Assemblée nationale. Les élus voulaient mieux paraître pour la télédiffusion des débats. Des commissionnaires circulent jour et nuit dans les tunnels sur des sortes de carts de golf. Ces véhicules servent aussi dans les tunnels de l’Université Laval.
L’ingénieur qui a conçu les carts et dessiné les tunnels s’appelait Longtin. Il avait d’abord exercé son art en construisant un système souterrain entre les pavillons de l’asile Saint Michel Archange. Longtin était très ombrageux. À l’asile, il avait des rapports glacés quoique productifs avec la Supérieure des Sœurs grises. Il avait ensuite été engagé par l’Université Laval. Pour une broutille, il s’était senti insulté par le recteur. Comme vengeance, il avait saboté son propre travail. Il avait connecté les tunnels universitaires avec une antre du Malin. La porte de cette antre se trouve sous le pavillon Félix-Antoine Savard. On peut y sentir le magma qui bouillone. Les miasmes qui s’en dégagent accumulent des dépôts répugnants. Aujourd’hui, l’Université a sur les bras 16 km de corridors détériorés. L’année de l’inauguration du nouveau campus universitaire, l’ingénieur Longtin avait été engagé par le gouvernement. Le premier ministre Bertrand avait réussi l’exploit de se faire aimer. Les tunnels de la Colline parlementaire sont un chef d’œuvre. Les ramifications secrètes avec les vieilles catacombes sont insurpassables. Longtin s’était pris à son propre jeu. Il rêvait à ses tunnels. Lui d’habitude si sauvage, il avait entrepris Art Silverman, un cadre de la compagnie immobilière Trizec-Fairview, pour le convaincre d’investir dans un projet d’annexe à la Cité parlementaire. Les deux hommes avaient passé des après-midi à jouer ensemble au golf de Bromont. Ils étaient devenus amis. La fille de Longtin avait fait un voyage avec la fille de Silverman. C’est ainsi que l’ingénieur a réussi à construire place Québec, avec ses deux gratte-ciel dont un Hilton. Dans le tunnel qui lie Place Québec à la Colline parlementaire, on jurerait qu’on entend passer le métro. Longtin aurait peut-être voulu faire un lien ferroviaire avec l’Université, dont il aurait pu corriger les tunnels, mais il est mort avant d’avoir pu mûrir ce projet.
La grande Salle des Cartes a été conçue par des éminences grises. Elle contient des ordinateurs qui traitent les données d’un satellite espion. Une immense carte en relief occupe un mur. Tout autour, des télescopes sont installés. Il suffit de les activer et de viser un point sur la carte pour pouvoir observer ce qui se passe dans n’importe quel endroit de la province. En plus du satellite, les ordinateurs de cette salle ont accès à toutes les caméras de surveillance du Québec. Des systèmes spéciaux ont été installés grâce à des complicités à la Régie du bâtiment. Les exécutants du trafiquage des caméras ont été sacrifiés à la raison d’État. On a mêlé les motards à leur disparition. Les plus importants des hauts fonctionnaires ont accès au système de surveillance depuis leur ordinateur personnel. Ils choisissent eux-mêmes leurs collaborateurs et leurs successeurs. Ils laissent les ministres ignorer la vraie étendue de leur pouvoir. Ils savent qu’il faut laisser les élus prendre le moins de décisions possibles.
L’ange de la Liberté
La présence de Miss Québec City se laisse deviner par des bouffées de plaisir. Plus rarement, il arrive que son apparition soit manifeste. L’événement s’est produit le 3 juillet 1985, au jour même de l’anniversaire de la fondation de la ville, alors que Miss Québec City faisait de la planche à voile en costume de bain sur le lac Beauport. En juillet 1830, elle est montée sur les barricades. Elle était une Canadienne errante dans les rues de Paris. L’Histoire l’a ramenée à son destin de Miss quand le peuple a pris les armes contre le roi.
Miss Québec City aime les émeutes près des champs de bataille, les policiers qui lancent des gaz lacrymogènes, les canons à eau qui tirent sur les foules. En dessous de l’autoroute Dufferin, des émeutiers dansent pour Miss Québec City. Ils se sont faits un orchestre avec des bouts de pancartes arrachées. Des natifs de la ville en tenue de camouflage contournent la ligne de front par Saint Roch, arrivent à la Fourmi Atomik pour prendre des drinks en regardant les effets son et lumière faits par les hélicoptères de la Police. Avez-vous vu repasser la black bloc? Il y pas moyen de revenir vers l’ouest sans refaire le détour par en bas, d’ailleurs c’est là que c’est rendu que ça brasse le plus…
Dufferin
Le XXième siècle a été marqué par la pulsion de mort. Des tyrans s’y sont enivrés de meurtres. Quant aux villes, elles ont été bombardées ou détruites par des bulldozers. Cette forme de violence ampute les survivants de leur mémoire et permet de mieux les mettre au pas.
Comme Montréal, Québec a été frappée avec une incompréhensible sauvagerie. Le maire s’appelait Maurice Lamontagne. Il était gravement atteint par le mal. Il s’est assouvi pendant quinze ans en toute impunité. Après son règne, un désert de plusieurs hectares trouait la Basse-Ville. Québec a mis plus de temps à se relever de ce sinistre qu’il ne lui en avait fallu pour se reconstruire après les incendies de 1845.
Le maire Lamontagne a fait installer une autoroute sur pilotis pour connecter Beauport à la Haute-Ville. Cet équipement est inutile. Vingt heures sur vingt-quatre, les voies sont désertes. De grands embranchements inachevés finissent en cul-de-sac dans la falaise. Par cynisme, Lamontagne a baptisé cette autoroute «Dufferin», du nom du gouverneur qui avait résisté aux pressions des marchands et refusé la destruction des remparts de Québec. Ironiquement, l’autoroute Dufferin devient une assez belle ruine avec les années. Ses tronçons abandonnés et couverts de mauvaise herbe ne manquent pas de charme. Les grands pylônes réguliers qui la suspendent évoquent le temple de Louxor. Elle fait un toit majestueux à Saint Roch avec sa colonnade de béton aux chapiteaux papyriformes. Aux soirs de pluie, l’autoroute inspire du recueillement.
Aujourd’hui, Québec n’arrête pas de s’embellir. On la restaure, on installe des nouvelles statues, on rajoute partout des nouvelles plaques commémoratives. Je contribue à cet effort en posant moi aussi des plaques. J’en ai déjà posé plusieurs centaines, qui ne sont visibles qu’à moi-même. Pour les graver profondément dans leur lieu je récite à haute voix leur texte de souvenirs. Je fais aussi un effort considérable pour effacer certaines plaques. Je veux gratter leur texte du bronze comme on raclait le nez de la statue des pharaons déchus pour les anéantir dans l’au-delà.
Les regrets
Un édifice abandonné du mail Saint Roch était une maison de chambres quand l’épidémie de choléra s’y est déclarée en 1832. Le linge des victimes a été laissé en quarantaine dans un grand garde-robe. On a depuis déposé dans cet édifice toutes sortes d’objets qu’on voulait garder pour des études : les effets des victimes des émeutes de la conscription de 1918, le train du père Noël de chez Paquet, des tessons de bouteilles délaissés par les archéologues lors des fouilles de Place Royale. Ces objets sont oubliés. L’édifice est habité par des rats énormes.
Un centre d’arts contemporains a aménagé une petite scène pour faire un festival dans cet édifice. Le thème de cette soirée s’intitule «Regrets ». Les rats sont tenus à distance. Le grand public est invité à faire des performances. Il suffit d’inscrire son nom et le titre de sa performance sur un tableau. C’est mon tour. J’ai promis « Amours mortes, performance grammaticale ». Je brûle dans un seau de fer des souvenirs de personnes que je regrette d’avoir aimées. Je me couvre le visage avec la cendre. Je récite et j’explique ensuite une version que j’ai faite d’une phrase d’une rare complexité grammaticale:
Oecdaš burara niriti evafaka vsu nen risz vë evafaka vë defra.
Le Centre d’arts contemporains répète son festival avec le même thème au moment de l’enlèvement du toit du mail Saint Roch. Je refais ma performance pour montrer les progrès que j’ai accomplis. Je montre des photos retouchées. J’en ai fait disparaître toute trace des personnes que je regrette d’avoir aimées. Je brûle néanmoins les photos et je me couvre de leur cendre amère. J’ai fait une nouvelle version de la phrase. Je la lis:
Ëc nar er niser evafëk vë efavÿk vë pežef.
Ыc нар ер нишер евафык вы евафjык вы пежъеф.
Je décortique la grammaire de la phrase pour montrer que cette version est meilleure:
ON (nominatif) QUE (accusatif) ÇA (nominatif-subjonctif) QUE-ÇA (génitif-subjonctif) SE PRODUIRE (subjonctif passé) PAS SE PRODUIRE (subjonctif plus-que-parfait) PAS CAUSER-PEUT (mode potentiel)
Je traduis finalement la phrase pour le bénéfice de l’auditoire :
On ne peut faire que ce qui s’est passé ne se soit pas passé.
Mais à l’avenir, on ne m’y reprendra plus.
Comment monter la grosse côte
La plus à-pic des côtes qui lient la Basse-Ville à la Haute-Ville de Québec s’appelle la côte du Lourd-Passé. Sa pente commence à la frontière des quartiers Saint Roch et Saint Sauveur, et elle aboutit à la frontière des quartiers Saint Jean Baptiste et Montcalm. C’est une côte stratégique. Elle a un double mystérieux qui s’appelle la côte de l’Aqueduc. Si on monte la côte de l’Aqueduc, on aboutit dans un univers parallèle. On y trouvait un bar clandestin, qui s’appelait chez Gaétane. C’était un faux restaurant. Quand on demandait une « théière » à Gaétane en lui faisant un clin d’œil, elle nous apportait trois gorgées de bière à 4$. Ce prix permettait de transgresser le last-call. À l’étage au-dessus de chez Gaétane, il y avait un piano-bar pour femmes. Alys Roby, la star lobotomisée des années cinquante, allait parfois jouer de ce piano au milieu de la nuit, au grand plaisir des clientes. Un incendie a ravagé tout cet édifice, mais la côte de l’Aqueduc aboutit encore dans un intermonde d’où nul ne revient.
Pour bien monter la côte du Lourd-Passé, il faut regarder défiler les craques dans l’asphalte par terre. C’est un spectacle abstrait. Si on lève la tête vers le mur qu’on est en train d’escalader, on risque de se décourager. La côte se négocie lentement. Si on l’aborde en lion en se fiant à un élan, on s’épuise avant le chemin Sainte Foy. Il vaut mieux s’arrêter en bas pour bien respirer avant de monter. Après, il faut dépenser ses forces avec parcimonie.
La côte a trois montants, mais la pire partie est le petit raidillon final, où débouchent les rues du quartier Saint Jean Baptiste. Les résidents de ces rues considèrent avec raison qu’ils habitent à la Haute-Ville, mais si on abandonne la lutte dans ce quartier, on a raté notre escalade. Le raidillon final a une pente hypocrite. La côte du Lourd-Passé se met à peser douloureusement sur le dos et sur les reins. Le béton du trottoir est découpé en petits rectangles pour épouser le terrain. Un immeuble brun très laid occupe tout le dernier coin de rue. En face, il faut contourner encore un poste de taxis. On est trop fatigué pour bien gérer leurs manœuvres. Mais on est rendu. Voici le chemin Sainte Foy, presque plat à cette hauteur. Il file vers l’ouest et pourrait bien nous ramener à Montréal.