Chapitre III Keven et Éric se dissocient
Dans les espaces en location des centres commerciaux, les suicidés sont exposés. Leur cadavre est placé dans des cercueils blancs qu’on met en vitrine. Leurs vêtements sont pendus au plafond sur des cintres ou placés dans des présentoirs attrayants. Les articles en vente ont des gros prix orange. À la fin de l’exposition, les invendus sont emportés à l’incinérateur municipal avec les restes du suicidé qu’on met dans un sac en plastique. Un autre suicidé est placé dans le cercueil blanc. Ces boutiques sont gérées par les prêteurs sur gage.
Au Carrefour, Manon et Laetitia aimaient discuter de leurs lectures. Laetitia montrait à Manon des passages où Balzac décrivait le cul de Madame de Beauséant. Manon s’intéressait à un mode d’emploi en vingt langues trouvé dans un œuf en chocolat. Un œuf Kinder. Elle a fait remarquer à Laetitia que plusieurs des langues Kinder ont une préposition V qui signifie «dans». Le POL, le CK, le SK. L’œuf contenait une surprise en pièces détachées. Manon a essayé de la monter, mais les morceaux de plastique étaient trop petits pour ses doigts. Elle s’est impatientée. Laetitia a pris le relais. La surprise a pris forme. C’était un Martien dans sa soucoupe. « T’es pas habile ma grande, t’es aussi ben de continuer à être bonne à l’école. »
Manon a remis ses lunettes. Dès que les lignes sont redevenues nettes, elle a été éblouie par la tristesse dans les yeux d’un gars qui portait des bottes de combat pareilles aux siennes. Manon lui a souri. Elle le connaissait déjà un peu. C’était Keven Landry, l’ancien du Séminaire Marquette, le partenaire de Louis-Olivier dans le cours de communications média.
Keven revenait de visiter un musée avec son groupe du cours d’histoire ancienne. Pour le professeur, le passé ne s’éloignait pas. Il se rapprochait, à cause des découvertes qu’on fait dans les déserts. La plupart des étudiants s’étaient sentis dans un magasin de vieilleries. Keven avait eu le vertige. Il se disait que le nombre des combinaisons possibles entre n’importe quelle suite d’éléments ne peut pas être infinie. Si un dieu s’appelle Râ-Bienfaiteur, cette suite de mots est dépensée irrémédiablement, ou alors elle doit se répéter éternellement. Dans une salle du musée, les peintures d’un tombeau étaient reproduites. Des vaches et des oies étaient représentées en grand nombre pour nourrir le défunt dans l’au-delà. Or Keven s’était imaginé avec horreur que 800 centillions de ces vaches ne rempliraient pas davantage l’éternité qu’un grain de sable.
Keven avait déjà vu la mort une fois. En sixième année, son camarade Jean-Marie Garetti gardait les buts au soccer. Par son père, Jean-Marie était Français. Pour lui, le soccer, c’était le foot. Il mettait de l’enthousiasme pour populariser son sport. Il avait aussi une déformation cardiaque. Un midi, Luc Lizotte avait fait un tir au but. Luc Lizotte était le gars le plus fort de l’école. Jean-Marie avait pris le ballon dans le ventre et il s’était effondré. Il était mort. Les élèves de sixième année avaient été voir son corps et l’avaient accompagné jusqu’au cimetière. La mère de Jean-Marie était libérée des conventions par sa douleur. Elle tripotait la tête des enfants et elle leur caressait les cheveux. Elle leur envoyait son haleine au visage comme une amante qui parle à son amant. Keven s’était mis à l’écart. Il était allé regarder le cercueil. Il avait grimacé de dégoût. Jean-Marie était là, mais il était absent. Même qu’il pourrissait. C’était indécent. Il fallait cacher ce scandale, pas l’exhiber. La grand-mère de Jean-Marie avait surpris la réflexion de Keven sur son visage. Elle faisait partie d’un groupe de vieillards qui fréquentaient les salons mortuaires. Chacun se couchait à son tour. Les autres vieillards se rassemblaient autour du cercueil et ils faisaient des commentaires. Ils savaient reconnaître un beau mort. La grand-mère avait pris la main de Keven : « Demande à ton ami de pus avoir peur des morts. » Elle l’avait forcé à toucher au cadavre. Pendant le service religieux, Keven avait regardé sa main droite comme un corps étranger blanchâtre, qu’il tenait le plus éloigné de lui possible.
Après la mort de Jean-Marie, Keven s’était fait un ami prénommé Stef qui lui avait enseigné la haine de la religion. Keven lui avait raconté qu’il écoutait de la musique satanique et qu’il pratiquait la masturbation. Stef lui avait dit qu’il prierait pour lui. Ses parents à lui n’étaient pas divorcés : ils étaient des vrais chrétiens. Keven avait accepté la supériorité morale de Stef comme une évidence. Stef se sentait grandi de montrer l’exemple : le Christ enseigne que le royaume des cieux appartient aux pauvres d’esprit. À 15 ans, Keven avait eu un sursaut. «Quel câlice de paquet de niaiseries ses affaires». Cette année là, l’évêché de Montréal s’était fait concevoir une campagne de communication par une agence qui ne lui avait pas demandé d’honoraires. Des slogans pensés pour plaire aux jeunes de la ville avaient été placardés sur des panneaux multicolores. « Entrez dans votre église. » Presque en même temps, le nouvel évêque avait ordonné qu’on cesse de permettre aux divorcés de manger des hosties. Keven croisait parfois son ancien ami. Stef avait une blonde avec laquelle il vivait un engagement authentique.
Keven écoutait de la musique dark sans toujours bien comprendre les paroles vociférées. Il comblait les vides en s’imaginant des allusions à des sacrifices. Le groupe de musique favori de Keven s’appelait Trepanation. La trépanation est une opération d’hommes préhistoriques qui consistait à percer la boîte crânienne pour faire sortir les mauvais esprits. Pour se mettre dans l’ambiance dark, Keven avait tenté une fois de momifier une souris qui s’était prise dans un piège à glu en arrière du poêle. Il l’avait mise à sécher dans du sel à déglaçage. Le père de Keven avait trouvé la table d’embaumement en plastique en se cherchant quelque chose pour souper dans le frigidaire. Il l’avait jetée en se demandant quel restant immonde pouvait bien pourrir là. Keven avait trouvé la demeure d’éternité qui trempait dans l’eau de vaisselle, à côté des bouteilles vides des bières que son père avait bues en soupant.
Chez son père, Keven s’appelait Kèveune. Chez sa mère il s’appelait Kev’n, avec l’accent tonique sur la première syllabe. Il parlait plutôt anglais avec elle. La voix de Keven était différente dans chacune de ses deux langues maternelles. Plus jeune, il partageait son temps entre ses deux maisons selon une séquence voulue par un juge. Pendant deux années, les parents de Keven n’avaient pu supporter la présence l’un de l’autre. Puis, leurs passions s’étaient refroidies. Ils étaient devenus des étrangers qui peuvent faire des ententes sans recourir à un médiateur. Entre-temps, Keven avait acquis une autonomie de grande personne. Il prenait le métro tout seul et il choisissait où il voulait passer chaque nuit.
Keven avait été un enfant difficile. Il avait des absences. Il pouvait sauter quelques heures ou quelques mois, mais pour lui, il ne s’était pas écoulé une seconde. Un été quand il avait quatre ans, il était sauté directement du samedi matin au dimanche soir. La famille était en camping. La bizarrerie du soir lui avait causé une angoisse insupportable. Il avait fait une crise. Sa mère et son père avaient perdu le contrôle. Des coups avaient été échangés. Les parents de Keven avaient fini par l’amener chez un neurologue. Le médecin avait pris des images de son cerveau pendant que Keven dessinait des cercles.
À quinze ans, Keven s’est surpris dans une rue en pente sous la pluie. Il venait de traverser un tunnel. Il avait cessé d’être lui-même et subi des métempsychoses. Aigle. Serpent. Chacal. Sa mémoire ne portait pas de souvenirs de sa traversée. Il ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui. Mais il a réussi à surmonter la panique.
Pendant ses absences, Keven continuait de fonctionner. Il est revenu à lui devant un ordinateur, dont il ignorait le fonctionnement la seconde précédente. Une autre fois, il a trouvé sa mère froide et cassante. Quelque chose avait dû se produire entre eux durant son absence. Il a trouvé pour lui répondre une attitude dure que son cerveau avait apprise.
Le meilleur ami de Keven était Éric Bourdages, qui avait comme lui des cheveux longs noirs et de la barbe. Après l’époque des hippies, les gars s’étaient remis à se raser. Seule la tribu heavy-métal faisait exception. Puis le chanteur Kurt Cobain s’était donné une mort de martyr. Il avait le look Jésus. En son honneur, les poils ont recommencé à pousser, en même temps que la casquette devenait le chapeau standard. Au cégep Crémazie, plusieurs gars avaient une barbe de joueurs de hockey, qui ressemble à du poil pubien. D’autres avaient la barbe en pointe des voyageurs, qui leur donnait un air de sages tibétains. La plupart avaient des cheveux aussi longs que Keven et Éric.
Éric dépensait beaucoup d’argent dans les lignes de rencontre. Il chassait. Il avait des baises superbes grâce aux réseaux, mais la plupart du temps, les échanges n’aboutissaient pas. Ou alors, les rencontres étaient des désastres. Éric était tombé sur une fille de 14 ans qui l’attendait avec une amie encore plus jeune. Une autre fois, il avait passé une semaine à se masturber au téléphone avec une fille qui s’était décrite comme une blonde parfaite. Sans s’en apercevoir, il avait indiqué à la fille la description qu’elle devait avoir. Éric s’était rendu chez elle en transportant ses fantasmes. Mais la fille avait 37 ans et un physique désavantageux.
Un samedi après une tournée à l’arcade, Éric et Keven ont bu en ville à la mémoire d’un musicien punk de la grande époque. Le musicien était honteusement mort d’une crise cardiaque plutôt que d’une surdose. Éric savait se droguer. Il mélangeait les excitants avec les calmants. Il a sniffé une poudre magique et dilué dans l’eau un comprimé psycho-activant. Le mélange ressemblait à du pastis. Keven s’est contenté de fumer du pot. Son cerveau réagissait beaucoup à cette drogue ordinaire. Il avait mangé une fois un biscuit au beurre de cannabis. Il se trouvait dans une zone désertique de voies ferrées désaffectées. Il avait été pris d’une soif terrible. Il s’était mis à quatre pattes entre deux autos stationnées et il avait bu une flaque de pluie.
La soirée hommage au punk disparu a fini tôt. Les deux gars sont partis cuver. Un redoux donnait à Montréal une nuit de printemps. Les rues étaient pleines de touristes des banlieues et de sans-abri soulagés d’avoir survécu au froid.
Keven durcissait son regard quand il traversait des foules. « Je suis en pays ennemi. Je veux même pas comprendre leur langue ». En même temps, il se cherchait des alliés. Un itinérant se tenait installé près du métro. Il regardait dans le vide. Il avait une pancarte qui demandait de lui donner du travail, pas de l’argent, mais il avait aussi placé une casquette pour recueillir des oboles. Keven a essayé de croiser son regard. Mais le chômeur ne voulait rien savoir de la sympathie. Un travesti accueillait les clients à la porte d’un cabaret à côté. Il dégageait la paix. Keven est revenu sur ses pas pour que le travesti le voie et le salue.
Éric est parti un peu après Keven en se promettant de se faire des nouilles. Une gang de jeunes faisait le party dans une Honda bleue. Éric leur a fait signe d’ouvrir leurs fenêtres. Il a dit au chauffeur : « Tu devrais sortir de ton char pendant que tu peux encore, parce que bientôt tu vas mourir dedans. » Éric a regardé les autres: « Toi, toi et toi, c’est correct, vous allez pas mourir, mais toi c’est certain t’es fini. Profites-en pendant qu t’es encore en vie. » Les gens croient ceux qui leur révèlent leur avenir.
Plus loin Éric a vu Serge. « Tu pourrais pas m’échanger une piastre contre un 25 cents? » Il avait l’air vieux. Hier encore, il ressemblait à un caïd. La belle Daphné Leduc avait perdu son peigne dans un party et elle avait promis de faire une pipe au gars qui le retrouverait. Les gars s’étaient tiraillés. Serge avait trouvé le peigne.
Au coin Papineau, un homme fâché gueulait contre un 4 X 4 en or massif. Il disait au chauffeur de sortir de son hostie de carrosse pour se battre. Le chauffeur gardait ses portes bien barrées. Le piéton voulait l’enfermer dans son carrosse et mettre le feu dedans.
Éric habitait un petit appartement aux planchers croches. Il a mis de l’eau sur le feu pour ses nouilles, puis il est tombé dans un sommeil comateux. À son réveil, l’eau était évaporée et le fond du chaudron était blanc. Éric s’est félicité d’avoir une saine alimentation. S’il avait été un mangeur de steak, il aurait eu un incendie.
Chez lui, c’est un honneur immense qui attendait Keven : une invitation de Manon. Il a appelé Éric pour l’accompagner le lendemain.
La soirée de Manon a commencé par une partie de Mains Incomplètes, un jeu de cartes qui ressemble au strip-poker. Les casquettes des gars étaient des morceaux de linge valides. Les filles ont mis leurs vêtements d’extérieur. Elles suaient. Elles avaient hâte de perdre. Le premier perdant a été Éric, qui a sacrifié son T-shirt, puis a remis tous les chandails qu’il portait par-dessus. Les gars s’arrangeaient pour s’effeuiller jusqu’au torse. Ils pouvaient montrer leurs pectoraux, mais la peur de perdre leurs culottes les rendait prudents. Au début de la partie, les filles n’ont sacrifié que quelques mitaines. Manon poussait des cris de victoire. Puis, elle s’est mise à perdre. Elle a fait comme les gars: elle a enlevé d’abord son T-shirt. Elle a perdu encore, et encore une fois. Les gars l’ont acclamée. Elle a montré ses seins.
Manon a atteint à la seconde de sa défaite aux cartes le sommet de son existence. Si la résurrection des chairs doit se produire, c’est exactement ainsi, telle qu’en cette partie de Mains Incomplètes, qu’elle paraîtra pour le Grand Pardon. Les autres joueurs vivaient eux des moments de grâce ordinaire. Maude ne vivrait l’apothéose de sa chair qu’à 35 ans. Le déclin de son enveloppe mortelle allait lui laisser encore quinze ans de beauté. Puis peut-être elle survivrait encore trois autres longues décennies. Quand à Laetitia, elle avait pris son visage d’éternité à sept ans, deux jours après une cérémonie de remise des prix où elle avait récité des fables. Beaucoup de joueurs de cartes meurent sans être devenus. Les ossements s’accumulent dans les cimetières et la résurrection des chairs ne se produit pas. Même les prêtres préfèrent faire incinérer leur dépouille. Ils sont poussière et ils retournent en poussière.
Après leur soirée de cartes, les amis ont décidé de se revoir pour s’aider à endurer l’hiver. Éric a proposé d’escalader la Bourse. Éric, Keven et Manon ont pris l’ascenseur réservé aux avocats. Au quarante-septième étage, ils ont poussé la porte du local des services techniques, puis ils sont montés jusqu’au toit par l’escalier d’entretien. Ils sont devenus des cosmonautes sur la paroi de la station orbitale. La terre s’agitait en bas à cause de l’heure de pointe. Les lumières de rues s’allumaient pour remplacer les rayons de soleil qui s’éteignaient. Éric a proclamé avec un accent russe que le joint était prêt.
Maude s’est joint aux cosmonautes de la Bourse pour faire l’escalade d’Habitat 67. La grande équipe a grimpé dans des dédales de cubes en béton vermoulu. Il fallait faire vite. Ce château de cartes menaçait de s’écrouler. D’un côté de la plus haute terrasse, des rapides couraient sous le pont Victoria. De l’autre, les tours de Montréal brillaient dans la lumière ambrée. Les alpinistes ravis étaient seuls au sommet. Mais ils ont fait assez de bruit pour déranger le décor. Des caméras de surveillance rouillées les ont détectés. Des majordomes sont venus leur annoncer que l’heure était venue de passer au Plateau Mont-Royal.
Un beau vent presque chaud agitait les arbres. Un bar attirait les jeunes clients avec de la sangria hors saison et un décor en tuyaux de plastique. Manon a rencontré des amis d’amis près de la piste de danse. Elle papillonnait entre les groupes en dégageant des irradiations de bonheur. Un grand barbu a essayé de l’embrasser. Elle n’aimait pas se compromettre en public, alors elle est revenue à la table amirale. Manon, Maude, Éric et Keven émettaient ensemble les irradiations les plus puissantes.
Le carré Saint-Louis était rempli de monde. Un mendiant dormait sur un banc dégagé de la neige. Des jeunes ont placé un pétard à mèche près de sa tête. Les éclats du pétard ont atteint Éric qui roulait le joint sur le banc à côté. Les jeunes se sont sauvés en courant pour aller commettre une autre agression plus loin. Deux missionnaires de l’Église victorieuse de la Récolte évangélisaient dans le parc. Elles avaient des manteaux roses et des cheveux blancs. La plus brave engageait la conversation avec des junkies pendant que sa compagne restait derrière elle et guettait les environs. Quand le contact était établi, sa compagne prenait le relais. C’était elle la plus éloquente. Elle offrait aux âmes de venir se faire baptiser dans l’esprit de Dieu. Au-dessus de leur temple, un néon rappelait aux automobilistes que le salaire de leur péché sera la mort. Le pasteur qui a fondé l’Église victorieuse de la Récolte est un général de l’armée américaine. Il prononce des sermons pour annoncer que le monde est engagé dans le combat de la foi. Au Yémen, il a participé à une opération navale. Il a rencontré un iman et il lui a demandé s’il ne voyait pas que son dieu était infiniment plus grand que le sien. Éric et Keven n’avaient rien à craindre des missionnaires. Ils étaient déjà debout pour se défendre contre les attaques des jeunes aux pétards. Les filles riaient d’eux et leur passaient le joint.
Éric et Maude ont entamé une relation pendant la nuit. Ils ignoraient que cette relation était propre à activer des vœux de malheur prononcés en 1917.
La mère d’Éric s’appelait Michèle. Elle avait grandi dans une belle maison à l’île d’Orléans. Sur ses photos de jeunesse, elle portait des lunettes à bouts pointus. Pendant que ses frères jouaient à la balle-molle dans le champ, Michèle s’installait dans la véranda pour lire les Mélanges religieux. Son père s’attendait à ce qu’elle devienne maîtresse d’école. Après son premier cycle, Michèle était partie à Montréal pour écrire une thèse sur les femmes et les rapports de pouvoir. Sur les photos de son dernier été à l’île d’Orléans, on voyait devant elle des gros livres aux titres inquiétants. La Femme eunuque. Le Complexe d’Icare.
Michèle a eu Éric avec Bernard Saint-Aubin, qu’elle avait rencontré au lancement d’une revue d’avant-garde. Bernard détestait la culture populaire des anciennes générations. Fernand Gignac. Le canal 10. L’éducation accessible allait balayer ces vestiges misérabilistes. Bernard utilisait des mots savants, mais il parlait de lui en disant moé. À cette époque, la prononciation oé était investie d’une signification politique. Le oé de Bernard manifestait son refus d’être un colonisé et aussi sa solidarité avec les ancêtres. Mais les ancêtres qui s’étaient penchés sur le berceau de Bernard ne disaient jamais oé. Ils roulaient leurs R. Ils citaient du latin. Bernard portait des vestons et il fumait des cigarettes qui puent, mais il plaisait aux femmes à cause d’une étincelle dans ses yeux.
Quelques années avant de rencontrer Michèle, Bernard avait organisé la campagne d’un candidat aux élections provinciales. Bernard était devenu indépendantiste en découvrant que le Canada a été fondé par lord Durham. Ce lord a écrit que les Canadiens-Français n’ont pas d’histoire et qu’il leur serait facile de se rallier à la civilisation supérieure anglo-saxonne. Ce jugement a créé des identités pour les participants du pays en train de naître. Les Anglais. Les Canadiens-Français. L’immense supériorité anglo-saxonne peut sauter aux yeux des Québécois dès qu’ils sortent de leur province. Seulement en France, ils peuvent peut-être se faire comprendre dans leur langue. La France. Ce petit pays d’Europe qui a perdu la guerre contre les Allemands, qui s’est empressé de participer à leur crime contre l’humanité, qui a dû être sauvé par les Américains, qui se montre ingrat et où on traite les Québécois comme des arriérés. Les Québécois ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.
Dans l’enfance de Bernard, la politique était réservée à des monsieurs qui s’étaient connus au collège et qui continuaient à s’arranger entre eux. Les monsieurs vieillissaient. Les jeunes les bousculaient. Des transformations politiques radicales venaient d’être annoncées dans un stade à une assemblée d’étudiants myopes. Deux personnages symbolisant l’impérialisme et la corruption s’étaient fait enlever avant une campagne électorale. L’armée canadienne avait été appelée à la rescousse. La police avait terrorisé les indépendantistes et les militants de gauche. Aux élections, les partis de l’ordre avaient gagné. Les anciens organisateurs de l’Union nationale s’étaient réjouis. Les plus durs proposaient un programme d’allocations aux mères pour que les femmes restent dans leur cuisine.
Michèle ne s’intéressait pas à l’indépendance. Ni au Canada. Elle trouvait déprimants les enjeux de la politique paroissiale. Elle s’était illustrée en appuyant une pièce de théâtre qui associait une putain, la vierge Marie et une femme au foyer en tant qu’archétypes de l’aliénation des femmes. Des contre-manifestants en colère avaient brandi des images du Sacré-Cœur. Le père de Michèle avait vu dans le journal la photo de sa fille du mauvais côté de la barricade. Une querelle de plusieurs années commençait. Le père de Michèle était un homme en vue à l’île d’Orléans. Il était dans le camp des bleus. Il avait des amis chevaliers de Colomb qui priaient pour la conversion de sa fille. Michèle habitait alors à Montréal sur la rue de Bullion. Elle portait des grands châles et elle fumait du haschisch.
Le modèle de Michèle était une guerrière marxiste ouest-allemande qui faisait exploser des centres commerciaux. Michèle lisait ses articles sur la sclérose petite bourgeoise. La société de consommation protège sa logique d’accumulation des profits par des lois. Elle surproduit des biens inutiles, elle gaspille des ressources et les besoins sociaux réels sont mal satisfaits. En plus des attentats à la bombe, la guerrière allemande et sa bande ont détourné des avions et kidnappé des grands patrons qu’on a trouvés morts dans des coffres d’automobile. Dans une conférence, Michèle avait présenté son héroïne comme une représentante de l’avant-garde d’un féminisme affranchi. Une professeure allemande qui assistait à la présentation de Michèle s’était opposée à son point de vue. La jeune doctorante lui avait asséné des citations d’Adorno. Emportée par sa verve, elle avait justifié la violence. Elle rougirait plus tard des propos excessifs qu’elle tenait en public à l’époque de ses études.
La nuit de la tempête du siècle, Bernard et Michèle étaient restés coincés chez des amis à Laval. Les convives avaient fêté l’événement par une beuverie. La récente libération des mœurs se donnait à voir. Les gars portaient des chemises roses ridicules et faisaient des farces crispées sur les questions sexuelles. La Renault de Bernard était exposée au vent. Il avait oublié de refermer la fenêtre qu’il avait laissée entrouverte pour combattre la buée. Le matin, l’auto était enterrée et remplie par la neige. Bernard et Michèle avaient fumé un joint de hasch dans le salon avant de prendre des pelles. Ils vivaient les derniers temps de leur complicité. Après la tempête, ils étaient partis chacun de son côté en gens qui ne se sont rien promis. Michèle s’était aperçue ensuite qu’elle était enceinte. Elle avait pensé à se faire avorter, mais son amie Jocelyne l’avait convaincue d’avoir son enfant. Jocelyne avait des grands cheveux noirs frisés qui lui allaient jusqu’aux fesses.
Avant d’avoir Éric, Michèle avait été au chômage. Ses amis la décourageaient en lui disant qu’elle avait trop de diplômes, que son doctorat était un handicap. Mais elle avait un atout : elle avait appris à se servir des ordinateurs, qui étaient alors des monstres. Elle a été convoquée à un concours tenu dans un édifice lointain. Michèle s’était rendue à la gare Windsor. Dans le hall, elle avait vu la statue de Régina Pacis, la Reine de la Paix, qui bénit Montréal de sa grâce. Le concours était organisé pour le compte du gouvernement. Michèle avait devant elle un in-basket de problèmes à résoudre. Elle avait fait une sélection, établi des priorités, ouvert un terminal informatique à écran vert. Elle avait su se servir des manuels mis à sa disposition. Elle avait envoyé des commandes à une unité centrale. Des signes cabalistiques s’étaient imprimés sur du papier qui jaunissait à vue d’œil. Michèle les avait interprétés en discutant avec les autres concurrents. Elle était compétente. Elle avait été sélectionnée pour un poste au siège de Québec de l’Institut provincial de la Statistique.
La tâche de Michèle consistait à alimenter l’Ordinateur avec des données. L’Ordinateur découvre les déterminations en calculant des probabilités. Les gouvernements prennent acte de ses verdicts et font semblant de gouverner. Plus il croît, plus l’Ordinateur libère la ruche humaine de son incapacité à s’autogérer. Bientôt, il sera capable d’entendre toutes les paroles et d’enregistrer toutes les activités humaines. Il pourra alors tracer des destins fondés sur des projections statistiques.
Michèle avait commencé ses contractions à l’heure où une bombe explosait dans un fleuriste d’aéroport aux îles Canaries. Pendant que Jocelyne conduisait Michèle à l’hôpital dans sa Camaro noire, deux gros 747 ont été forcés d’atterrir dans un aéroport de rechange sur l’île de Tenerife. Un de ces 747 était hollandais, et l’autre américain. Les passagers hollandais avaient acheté des forfaits soleil. Ils faisaient partie de la première des générations qui bénéficient d’une jeunesse éternelle. Les passagers américains étaient des retraités se rendant faire une croisière. Ceux-là avaient connu la guerre. Sur le sol, il y avait de la brume.
Michèle a cessé d’avoir des contractions en arrivant à l’hôpital. Elle a jasé un peu avec Jocelyne. Les deux femmes se sont mises à lire des magazines. L’infirmière a dit : « C’est pas souvent qu’on voit des femmes qui lisent pendant qu’y sont en travail. » Il fallait une autorité patriarcale pour prendre une décision. Le docteur Roy a ausculté Michèle et s’est prononcé : « Y va falloir vous déclencher. »
À Tenerife, les 747 avaient reçu l’autorisation de re-décoller. Le Hollandais volant a remonté la piste. Arrivé au bout, il a fait un demi-tour pour se mettre en position. Le 747 américain le suivait. Il avait reçu l’instruction de se tasser le temps que le Hollandais décolle. Mais il a raté sa rampe dans la brume. La tour de contrôle a approuvé le plan du vol du 747 hollandais. «ATC clearance.» Le contrôleur a ajouté: « Stand by for take-off, I will call you. » mais sa voix s’est perdue. Le pilote hollandais s’est cru autorisé à décoller tout de suite. Il a mis les gaz : « We gaan. » L’équipage américain a communiqué à la tour qu’il était encore « taxiing down the runway. » Mais il était trop tard. Les deux 747 se sont percutés. 500 passagers sont morts. À Québec, Éric poussait des vagissements.
Soixante ans plus tôt, l’arrière grand-mère d’Éric, avait transpiré de dégoût quand son mari l’avait approchée dans le lit de noce. Elle s’appelait Jeanne-d’Arc. Elle s’était mise en boule et avait fini par céder à la force. À la fin de l’année, elle avait souffert trente heures en accouchant. Sa jeunesse s’était évanouie pendant son calvaire et son ventre serait désormais infécond. Une religieuse lui avait apporté l’avorton bleu couvert d’ecchymoses qui avait failli la tuer. Jeanne-d’Arc avait donné à l’avorton le nom du roi Édouard et elle avait juré que cet enfant ne connaîtrait jamais d’autre amour que celui qu’elle allait lui mesurer serré. Édouard pesait près de douze livres. Il avait en lui assez de vitalité pour survivre à la haine de sa mère et pour lui donner des arrières petits enfants sur qui reporter sa malédiction.
Dans l’appartement de la rue Aberdeen, la fenêtre de la chambre d’Éric donnait sur la croix celtique de l’église Saint-Dominique, sculptée pour les bonnes familles de la Grande-Allée et regardée maintenant par des enfants de ville, qui sont peu nombreux et qui ne font pas de sacrements. Jocelyne complimentait Michèle sur son cadre de vie. Comme Michèle, Jocelyne était originaire de l’île d’Orléans. Les deux femmes avaient commencé leur vie adulte à Québec, puis elles avaient fait leur université à Montréal, où Jocelyne s’était établie. En visite chez Michèle à Québec, Jocelyne était frappée à chaque fois de reconnaître partout les mêmes visages qui vieillissaient. Dans les rues désertes, elle pensait au temps qui passe, puis elle quittait Michèle soulagée de rentrer à Montréal.
Michèle avait été embauchée à l’Institut de la Statistique au début d’une crise économique. Le gouvernement avait dû couper les salaires de ses employés. Il tombait mal. Les fonctionnaires s’étaient motorisés. Les chocs pétroliers avaient déjà gravement fait monter le prix de leur essence. Les fonctionnaires avaient fait une grève illégale pour revendiquer leur droit de passage. Le gouvernement avait cédé à toutes leurs revendications. Il leur avait construit des d’autoroutes. Il avait détruit le centre de Québec pour leur faire des parkings. Depuis leur victoire, les fonctionnaires patrouillent les rues de Québec avec leurs véhicules et ils ne tolèrent pas que des piétons les ralentissent.
Michèle s’était remise à l’action militante lors de la visite du pape au Canada. Avec ses amis du café Lunes, elle s’était jointe à un mouvement de protestation nommé Soupape au pape. Elle avait manifesté et parlé aux médias, qui l’avaient présentée comme une féministe. Des centaines de milliers de gens s’étaient rendus à la messe pontificale. Des curieux, des croyants durs et mous, des suiveux et des tièdes, agglutinée par un beau soir de septembre sur un grand terrain pour vivre une soirée de catholicisme en plein air. Les représentants du pape avaient requis qu’aucune femme ne distribue des hosties. Ils avaient eu vent de cette pratique des églises canadiennes qui est contraire à la volonté de Dieu.
Le principal souci de Michèle était son fils. Elle voulait lui donner une éducation normale. Elle s’excusait en disant : « Je suis monoparentale » quand on lui proposait un mandat qui l’aurait obligée à passer une pleine saison à Rimouski. Elle se repentait dans certaines conversations de ce qu’Éric n’avait pas de figure paternelle, mais elle éconduisait les prétendants. Elle songeait qu’il faudrait qu’elle tente de rentrer en contact avec Bernard Saint-Aubin. À l’Institut de la Statistique, elle avait accès à des banques de données qui lui auraient permis de retrouver n’importe quel ancien amant.
Le hasard a failli forcer les choses un soir de tempête après une réunion à Montréal. Sur le chemin du retour, Michèle s’était arrêtée à Saint-Hyacinthe. Bernard était dans le restaurant. Ils se sont reconnus. Bernard a invité Michèle à s’asseoir. La musique d’ambiance jouait trop fort. Le refrain disait : « C’est un rêveur, il n’a pas les pieds sur terre ». Bernard a dit qu’il détestait cette chanson neutre, qui ne se compromettait pas à préciser à quoi le rêveur pouvait rêver. La musique québécoise était devenue une musique de supermarché. Bernard ne fumait plus et il était habillé comme un professionnel. Il a parlé de sa maison à Saint-Hubert, de sa femme, de ses deux enfants, Caroline et Louis-Olivier. Michèle a failli parler à son tour, mais les mots ne sont pas sortis. Les anciens amants se sont quittés dans le stationnement plein de neige. Bernard ne conduisait plus une Renault, mais une camionnette Toyota.
La poudrerie et la noirceur bouchaient la vue sur l’autoroute. Pour se guider, Michèle a suivi une saleuse de route. Dans son pare-brise, elle voyait son propre reflet illuminé en rouge par les feux clignotants de la saleuse. Elle s’est regardée et elle s’est jurée de parler à Éric. Il revendiquait de connaître ses origines. Michèle lui avait raconté qu’il était né d’un amour de vacances avec un homme qu’elle n’avait jamais revu. Éric avait senti que sa mère était sur la défensive. Il avait crâné pour la provoquer.
Calmée par sa résolution de parler vrai à son fils, Michèle a traversé le pont Laporte. Plus tôt dans la nuit, le maire de Québec avait appuyé sur le Bouton Rouge. Des grands signaux s’étaient allumés dans les rues. Les clefs de la ville avaient été livrées aux contracteurs en déneigement. Jusqu’à l’aube, les lois étaient suspendues. Partout où Michèle tentait de passer, des charrues labouraient le sol et broyaient les bancs de neige. Elles crachaient leur récolte dans des camions conduits par des aveugles qui fonçaient vers le Fleuve quand leur cargaison était pleine. Michèle a trouvé refuge dans le stationnement de son bureau. Elle a remonté la rue Cartier en grelottant. Elle avait entendu souvent parler de gens qui s’étaient aventurés dehors par une nuit de déneigement et qui avaient été happés par les machines. Mais elle ne prêtait foi à ces rumeurs qu’à moitié. Elle savait comment les braves citoyens de Québec s’exagèrent les périls du monde et restent enfermés chez eux au moindre signe de mauvais temps.
Éric n’avait pas pelleté l’escalier extérieur. On pouvait déceler sur les marches les traces fraîches des pas de ses amis. L’appartement empestait l’ivrognerie et le comptoir de la cuisine était couvert de déchets. Michèle aimait le slogan des féministes américaines au temps de la guerre du Viêt-Nam : « Patriarchal society is either at war, recovering from war or preparing the next one ». Éric, lui, était toujours soit en train de faire le party, en train de se remettre ou alors occupé à préparer le prochain. Michèle a somnolé quelques heures. Elle a été faire son rapport à ses collègues sur la réunion de Montréal. Elle est rentrée chez elle à midi. Elle méritait un congé. Éric dormait encore. Il avait décidé que l’école devait être fermée à cause de la tempête de la nuit. Ou peut-être à cause du carnaval. Michèle a ouvert quelques fenêtres. L’air ranci pourrait se renouveler et la bonne brise hivernale ne pourrait pas faire de tort à son fils.
Michèle préférait somme toute ne pas rouvrir tout de suite la boîte de Pandore de la paternité inconnue. Elle a remis plusieurs fois encore le drame des révélations, en se promettant de bien profiter du moment opportun lorsqu’il se présenterait. Michèle pouvait se consoler en songeant qu’Éric avait eu une enfance dorée. Michèle l’amenait à des matinées-concert au Grand Théâtre. Michèle et Éric écoutaient Mozart parmi un parterre de familles de Sillery. Ils descendaient ensuite sur la rue Saint-Jean pour passer l’après-midi au café Lunes. Michèle et ses amis étaient des habitués. Les hommes portaient des barbes, et les femmes, des colliers multicolores. Elles riaient en se tapant sur les cuisses. Éric jouait près de la table, ou alors il s’installait sur des genoux accueillants. À la fin de l’après-midi, la mère et le fils remontaient jusqu’au quartier Montcalm. Ils s’arrêtaient dans les librairies, puis ils achetaient du souper et des desserts au miel dans la pâtisserie arabe. Le propriétaire faisait jouer des chanteuses égyptiennes. Il avait sur son comptoir une photo d’une ville aux toits blancs qui donnaient sur la mer. Michèle lui disait qu’un jour elle allait s’ouvrir un café en Tunisie et qu’elle allait y mettre une photo de Québec avec des blocs de glaces qui descendent le Fleuve. Éric portait vaillamment les sacs de plastique avec les légumes et les livres récoltés l’après-midi.
Grâce à un programme France-Québec d’échange de fonctionnaires, Michèle et Éric ont vécu leur plus belle année à Toulouse. Michèle était à l’Institut français de la statistique. Parmi ses nouveaux collègues, elle s’est faite un amoureux qui s’appelait Rolland. Il lui a appris à dire « État » plutôt que « gouvernement ». État était plus confortable. Quand le gouvernement du Québec avait nationalisé Québécair, il avait vite fallu qu’il s’en débarrasse. Il paraissait abusif que le gouvernement provincial possède une compagnie aérienne. À Toulouse, l’État français jouait son rôle en décidant de l’avenir des industries Airbus. Rolland et Michèle partageaient le même idéal de gestion rationnelle de la société par la planification de l’économie. Rolland avait sa carte du Parti communiste. Mais Michèle trouvait déjà ce parti exotique et vieux jeu. Michèle surprenait souvent Rolland. Elle était presque familière avec les supérieurs. Elle discutait avec les techniciens et elle écoutait leurs opinions. Rolland se demandait comment pouvait fonctionner l’étrange pays d’où elle arrivait. Lui-même était un énarque. Il avait été sélectionné au berceau et élevé depuis l’enfance pour devenir un fonctionnaire.
À Toulouse, Michèle s’impliquait dans un collectif de femmes qui venaient en aide aux victimes de violence conjugale. Elle impressionnait ses consoeurs par son courage en face des maris en colère. Lors des repas pris en commun, elle se démarquait par ses manières de table frustres. Ses consoeurs françaises faisaient une analyse précise de leurs nourritures avec leurs ustensiles. Elles se coupaient des bouchées nettes. Michèle broyait pour sa part le contenu de son assiette et se servait de sa cuillère pour porter à sa bouche une synthèse de toutes les saveurs.
Rolland était un jeune veuf. Il avait un fils du même âge qu’Éric, Thierry. Il avait aussi une passion, la voile. Il n’était pas remonté sur son bateau depuis la mort de sa femme. Avec Michèle, il a eu à nouveau l’envie de la mer. Rolland, Michèle, Éric et Thierry sont partis au grand large. Les ondes courtes leur disaient la force des vents et les nouvelles du monde. Pendant qu’il barrait tout seul la nuit, Thierry avait des visions. Il a vu un grillon qui chantait la vie comme s’il était sur la plaine en dessous du soleil levant. Mais le soleil brillait dans un globe en vitre et le grillon était dans l’aquarium d’une tarentule. La tarentule sortait de sa roche. Elle prenait le grillon dans ses serres. Le chant s’arrêtait. La tarentule lui injectait du suc digestif. Le corps du grillon se liquéfiait dans sa carcasse. La tarentule le buvait.
Éric et Thierry passaient des heures en silence sur le pont à faire des nœuds dans les drisses et dans les écoutes. Au large, Éric a fait une imprudence par gros temps. Une lame a failli l’emporter dans l’océan. Thierry l’a retenu.
Le petit Bénéteau immatriculé à La Rochelle croisait des navires géants. Un matin, le signal d’alarme du radar a débranché le pilote automatique alors que Rolland et Thierry réparaient en avant une avarie sur le foc. Au loin sur la ligne d’horizon, ils ont vu grandir la forme immense d’une plate-forme de forage. C’était un gratte-ciel détaché de l’île de Montréal, avec ses accès au métro transformés en senseurs à hydrocarbures.
Quand Éric et Michèle sont revenus d’Europe, le père de Michèle est venu les accueillir à l’aéroport. Il venait offrir la paix et proposer le pardon. Dans sa surprise, Michèle a échappé un cri de joie. Son père l’a serrée dans ses bras et il a serré aussi son petit-fils qu’il soufrait de ne pas connaître. Éric a passé l’été suivant chez ses grands parents à l’île d’Orléans. Ses cousins étaient des fiers gars, qui l’appelaient le Français à cause de l’accent qu’il avait pris à Toulouse. Ils lui ont appris à sacrer et à bouger. Les gars en France font des plus grands gestes. Ils se modèlent sur le soccer, un jeu où on a les mains libres. Les gars du Québec ont le hockey pour se guider, un jeu à équipement lourd. Autour d’un feu, Éric et ses cousins ont chanté. Leurs voix commençaient à muer. Ils se sont passés une gourde de vodka. Pendant plusieurs étés, Éric est revenu s’installer près du feu. Les places se vidaient. Des cousins partaient en ville. D’autres tombaient malades d’ennui. Un cousin est mort quand la glace a cassé en dessous de son ski-doo. Un autre a fait un face-à-face. Il conduisait le pick-up de son père à une vitesse d’attentat suicide. Il a atteint toute une famille qui s’engageait en Honda dans l’autre extrémité d’une courbe.
À l’école secondaire, Éric s’est fait ami avec Fanfan Délisle. Fanfan Délisle devait son surnom à sa face de bébé et à son comportement imprévisible. Il a invité Éric à fumer un joint avec lui. Son premier joint. À la fin des vacances, Éric et Fanfan Délisle ont sauté ensemble les barrières de l’expo provinciale. Ils ont fait des tours de manège gratuits et ils ont bu de la boisson forte avec deux gars qui avaient des os creux d’oiseaux et qui revenaient d’une bataille. Éric se faisait une gang. La police les a cueillis au Dunkin Donuts du mail Saint-Roch où ils faisaient du bruit. Les agents ont laissé les mineurs croupir dans la salle des ivrognes. Michèle est venue chercher son fils. Elle a fait une scène très digne avec des larmes.
Éric a élu la place d’Youville comme terrain d’adolescence. Cette place venait d’être restaurée avec des pavés rouges et une patinoire pour touristes. Les jeunes venaient y goûter la liberté avant de prendre leur autobus vers les banlieues. Certains restaient le temps d’une fugue ou toute une saison de leur vie. Ils formaient des tableaux vivants parmi les monuments de la place : les Muses, la Palais de la Musique, l’ancien cinéma. Éric avait le privilège de pouvoir rentrer chez sa mère à pieds aussi tard qu’il le voulait.
Dans ses derniers temps à Québec, Éric jouait de la guitare avec les Coroners. Son meilleur pote Léon composait les airs. Les Coroners avaient un agent. Il leur a trouvé une salle à Montréal. Les Coroners sont partis dans une vieille mini van aux plaques expirées. La police les a arrêtés. Il a fallu débarquer les instruments de musique sur le bord de l’autoroute. Le frère d’un des Coroners est venu ramasser les plus gros morceaux. Léon et Éric ont continué la route sur le pouce. Léon tendait sa main nue aux autos. Pour se réchauffer, il avait du scotch. Léon et Éric sont arrivés à Montréal alors que le promoteur s’apprêtait à enlever les Coroners de son programme. Ils sont montés sur la scène en criant. Leur musique était bonne. Un spectateur est monté pour faire des pas de danse. Son pied a accroché la bière de Léon. Il s’est excusé dans le micro qui faisait des feedbacks. Léon avait de la peine. Il a dit « Garde qu’est-ce j’en fais de tes excuses ». Il s’est ouvert les bras avec des morceaux de bouteille. Il a continué à jouer en mettant du sang partout.
Éric avait atteint l’âge de s’ennuyer à Québec. À chaque voyage, il s’exposait davantage à l’attraction de Montréal. Le cégep Crémazie lui a donné le coup de grâce avec son option musique si renommée. Éric s’est installé dans l’Est, sur les bords des voies du CP. Au Carrefour, il a commencé à vendre de la drogue. Il était bien placé pour courir après les filles. Marie-Ève Lanctôt, Mélanie, Jessica, d’innombrables anonymes, et la plus récente : Maude.
Éric et Maude ont passé des journées à traîner les rues. Éric s’y retrouvait. Ses plaisirs habituels étaient pimentés par la présence de cette belle fille. Quant à Maude, elle avait l’impression d’être dans un voyage merveilleux. Éric soufflait dans le cou de Maude et elle fondait. Après l’amour, Éric voulait sortir. Maude laissait sa Mazda dans la cour. Elle prenait son vélo pour suivre Éric. Elle descendait de Villeray jusqu’au centre ville. Elle se trouvait intrépide et sportive.
Chez Éric, Maude se sentait dépaysée. Le propriétaire avait changé les portes. Il avait laissé les restants de ses travaux dans la cour. Éric et Maude ont trouvé un jeune qui s’était fait une cabane dans les matériaux. Le jeune était transi. Il avait fait une fugue pour vivre dans la drogue. Éric l’a fait rentrer. Le jeune avait des cristaux blancs que Maude n’avait jamais vus. C’était du concentré de gaz d’échappement. Éric a fabriqué une sorte de pipe avec une bouteille d’eau en plastique et le tube d’un stylo. Les deux gars ont fumé les cristaux avec la pipe, puis ils sont restés étendus en silence sur les divans crevés du salon. Maude a renoncé à leur parler. Quand l’effet des cristaux a passé, Éric a dit au jeune d’aller faire son nid ailleurs.
Éric aimait bien Maude. Ses manières de bourgeoise décoincée l’amusaient. Au lit avec elle, il ne s’ennuyait presque jamais. Mais il ne pouvait s’empêcher de regarder ailleurs. Une première fois il a embrassé une inconnue dans un party où Maude n’avait pas voulu venir. Parce qu’il avait une belle blonde, les filles se précipitaient sur lui.
Un matin, Maude a trouvé une sécrétion visqueuse dans ses sous-vêtements. Elle s’est calmée en se disant que cette sécrétion devait seulement être le début de ses menstruations. Mais quand elle urinait, elle avait des douleurs. Elle a pris place dans la salle d’attente de la clinique sans rendez-vous. Dans un magazine, il y avait des conseils beauté pour la peau. Des crèmes. Des décoctions de fruits. Des masques verts. Maude, elle, avait le corps couvert de bouse. La bouse pourrissait en dégageant de la puanteur. Un médecin l’a fait demander après sept fois soixante et douze heures d’attente. Comment pouvait-elle oser réclamer des soins et passer avant des enfants en larmes? Le médecin a fait prendre à Maude des positions humiliantes.
Maude a réclamé qu’Éric vienne la voir. Éric s’est rendu chez sa blonde sans se presser. Maude a pleuré. Éric a avoué qu’il avait pu lui transmettre des germes. Et surtout qu’il préférait la compagnie d’une dénommée Sylvie, âgée de 17 ans. Pendant des journées de solitude, Maude s’est tenue prête à tout pardonner à Éric et à le supplier de revenir. Elle le désirait. Éric de son côté a eu un petit pincement de nostalgie, mais il était plutôt content de se débarrasser d’elle.
Maude ne pouvait pas supporter que l’eau qu’elle buvait ait pu un jour être transpirée par le corps d’Éric, s’être condensée et avoir abouti dans son verre par le cycle de l’eau. Elle séchait toute la nuit. Le matin elle se calmait. Elle se réhydratait.
Éric a été visité en rêve par la haine de Maude. Il s’est vu avec elle sur son balcon. Ils se parlaient tout bas en serrant les mâchoires. Maude reprochait à Éric son infection génitale. Éric reprochait à Maude d’avoir voulu le mettre dans une cage. Un mendiait au visage noirci les a hélés de la rue pour quêter une cigarette. Il insistait. Éric s’énervait : « Non on n’en a pas, de crisses de cigarettes. » Le regard du mendiant brillait. Maude n’avait plus rien à dire. Elle est rentrée. Le mendiant a lancé à Éric une sandale trouvée dans les poubelles. Éric lui a relancé sa sandale. Des amis du mendiant sont venus le rejoindre. Ils ont commencé à marcher vers Éric. Maude avait bloqué la porte intérieure de son appartement. Éric était coincé dans le portique. Les mendiants lui demandaient réparation pour ses insultes. Éric ne pouvait pas appeler de l’aide. Le vieux téléphone mural du portique ne fonctionnait pas.
Éric attendait une livraison de drogue de son grossiste. Il est allé le rejoindre à l’Octogone. En l’attendant, il s’est commandé une bière. Il est allé faire un tour du bar pour essayer de le trouver. La musique disait : «If you’d cut off my head, what would I say : me and my head? Or me and my body?» Le gars qui jouait au vidéo-poker était en chaise roulante. Les clients au comptoir étaient également en chaise roulante. Éric leur a parlé. «Non, on a pas vu Frank.» Ils lui ont versé un verre à partir de leur pichet. « Merci, c’est beau, je pense que je vas passer mon tour. Je me sens bizarre tout d’un coup. » Un des buveurs paralysés lui a répondu : « Y ont mis quelque chose dans ta bière quand t’étais parti aux toilettes. Tu vas commencer à faire un horror trip. T’es t’aussi ben de rester avec nous, ça va être moins pire. » Éric ne voulait plus attendre son grossiste dans ce bar de paraplégiques. Il avait camouflé son vélo derrière un conteneur à déchets. En le reprenant, il a vu le barman sortir et déposer une mallette dans le coffre d’une auto. Le barman est rentré. Le coffre de l’auto était mal fermé. Éric l’a ouvert. À l’intérieur de la mallette, il y avait des liasses d’argent et de la drogue. Éric a tout vidé dans son sac à dos et il a pédalé à toute vitesse jusqu’à ce qu’il trouve un endroit obscur. Il a enterré son sac dans un terrain vague entre la mosquée et l’ancienne prison Saint-Vincent de Paul. Éric est reparti prudemment sans colis. Juste avant le pont Pie IX, un véhicule l’a happé. Le chauffeur s’est enfui. Une ambulance a ramassé les restes.
Éric a reçu une injection dans l’ambulance. Il s’est endormi et il a pu se sauver dans les rêves.
Il savait que si tôt un samedi matin, l’ascenseur du garage serait débarré mais qu’il ne rencontrerait personne. Il savait où trouver le camion et comment le faire partir. C’est lui qui devait apporter le canot pneumatique et les banderoles. Il commençait à faire jour. Éric a pris l’autoroute. Il a caché le camion dans les herbes hautes. Les autres sont arrivés. Ils ont attendu sur la batture. Le gros pétrolier est apparu dans le chenal. Ils l’ont décoré de slogans avec de la peinture, puis ils ont étendu leur banderole. Ils se sont filmés et ils sont partis avant que l’équipage ne leur tire dessus. Pour fêter leur exploit, ils ont fait un feu de joie sur une plage. Ils ont chanté ensemble. Des filles sont venues les rejoindre. Tard dans la nuit, Éric est parti pour rapporter le camion. Il est rentré au garage. Il a pris l’ascenseur. Il a vieilli à toute vitesse en montant. Il s’est couché au quinzième étage. Son infirmière est venue lui faire prendre ses pilules et lui changer sa couche.
Le matin, les préposés aux bénéficiaires ont placé Éric dans son fauteuil orthopédique le corps désarticulé d’Éric. Ils l’ont tourné vers la fenêtre au cas où la lumière du jour pourrait lui être bénéfique.
La session était finie au cégep Crémazie. Des étudiants de l’option photo se sont levés tôt pour aller traquer jusqu’au soir l’image du bonheur. Ils ont visité les magasins de la rue Sainte-Catherine, un dépanneur où le commis s’ennuyait, puis un recoin de bibliothèque d’où un gardien les a expulsés. Ils sont entrés dans l’hôpital du pas de parents qui viennent porter un nounours à leur frère malade. Ils sont parvenus jusqu’à la chambre d’Éric avec leurs outils de voyeurs. Éric s’est mis à crier et à gémir.
Un samedi soir, Keven est venu à l’hôpital pour écouter le hockey avec Éric. D’autres malades à qui on avait souhaité du mal souffraient couchés autour de lui. Un monsieur en jaquette a offert de partager ses bonbons. Des bonbons pour diabétique, imités de paparmanes roses. Le monsieur les sortait d’un sac de plastique crasseux. Keven est allé chercher d’autres grignotines dans les distributrices à friandises desséchées. Il avait le privilège de pouvoir marcher. Les corridors déserts dégageaient des puanteurs et des gémissements. Toutes les personnes que Keven rencontrait avaient un numéro pour enregistrer leur vie. Un numéro de patient avec un plan de soin, un numéro d’employé avec une définition de tâche et une convention collective, des civils avec d’autres codes pour les raccorder à l’Ordinateur. Près de l’unité psychiatrique, des ambulanciers rentraient un patient attaché à sa civière. Son corps était recouvert d’ecchymoses. Il hurlait qu’il n’était pas malade et qu’il n’avait pas besoin d’aller à l’hôpital. Personne ne l’écoutait. Les paroles prononcées dans l’unité psychiatrique ne comptent pas. Ce patient allait peut-être ressortir le lendemain une fois calmé. Les patients paralysés étaient emprisonnés pour la vie. Éric avait toujours été impatient. Il tirait la chaîne avant d’avoir fini de pisser. Désormais, il dépendrait d’une sonde urinaire. Il a dit à Keven : «C’est toi le seul ami que j’ai eu dans ma vie.» Il lui a dit où aller déterrer son sac à dos.
Avec l’argent du sac à dos, Keven a choisi de disparaître. Mais sa mère l’a rattrapé pour lui demander de l’assister dans une épreuve. Un taxi les attendait, pour les conduire à l’aéroport. Sa mère a laissé Keven à Calgary et s’est rendue seule réconforter sa sœur à Airdrie. La tante de Keven avait reçu une visite des services sociaux. Sa fille Jodie s’était plainte au psychologue scolaire de ce que son beau-père lui avait fait des attouchements. La travailleuse sociale doutait de ces attouchements. Plusieurs autres de ses cas avaient fait des gestes excessifs parce qu’ils mourraient d’ennui. Airdrie est une excroissance perdue dans la steppe sur la route d’Edmonton, avec un centre commercial de second ordre comme seule attraction. Comme Jodie prenait un air traumatisé quand elle parlait aux intervenants, il avait fallu appliquer la procédure standard et la retirer de sa famille. Jodie était contente. Elle accomplissait sa haine pour son beau-père et elle gagnait la liberté. Elle était trop âgée pour les foyers d’accueil et elle n’avait pas de problèmes de comportement trop manifestes. On l’avait donc placée dans un appartement supervisé à Calgary, où elle pourrait apprendre à se débrouiller en cohabitant avec d’autres jeunes.
Pour la durée du séjour de sa mère à Airdrie, Keven a habité à Calgary chez son oncle Bruce, qui avait payé ses études à l’école privée jusqu’à la fermeture du Séminaire Marquette. Bruce était propriétaire d’un café où on servait des croissants. Ses cuisiniers préparaient une sauce exquise avec de la sauge cueillie à Drumheller, un désert peuplé de monstres préhistoriques. Dans ses loisirs, Bruce était impératrice de Calgary. Il avait sa cour et ses rivales. Il recevait parfois l’impératrice d’Edmonton en visite officielle.
L’oncle Bruce habitait dans une maison victorienne haute et étroite. Keven dormait dans une tourelle d’où il avait une vue sur l’Elbow River, qui est un affluent de la Bow River, elle-même affluent d’un nombre incalculable de rivières et de fleuves. Keven ne savait pas très bien quelle mer peut bien chercher cette rivière. Ce pouvait aussi bien être les Caraïbes que l’Océan Arctique. Les murs de la tourelle étaient décorés des reproductions de peintures achetées à Copenhague. L’ancien compagnon de Bruce était danois. Il n’avait jamais réussi à se sentir à l’aise à Calgary. Au Danemark, c’est Bruce qui n’avait pas pu s’adapter. Il ne pouvait pas comprendre que des gens puissent parler en danois. Le danois est un code secret réservé aux seuls membres d’une famille élargie. Il sert à se protéger des autres peuples et à se transmettre des maladies co-sanguines.
Bruce s’occupait discrètement de Jodie. Keven a pu la voir. Jodie avait dépucelé Keven quand il avait 11 ans. Ils se sont promenés sur la 7ième avenue. Jodie racontait des anecdotes où elle disait « I was soooo embarrassed » en faisant des petits rires. L’appartement supervisé de Jodie se trouvait dans un immeuble près du Saddledome. Chacun des jeunes avait une petite chambre. Au Saddledome se tient chaque été le Stampede, une fête de cow-boys avec des rodéos. Une équipe de travailleurs sociaux veillait la nuit dans un bureau du Saddledome équipé de téléphones. Des insomniaques les appelaient pour dénoncer des complots communistes. Quand un appel était fondé, des véhicules marqués aux couleurs du gouvernement provincial allaient récupérer les enfants perdus dans le Stampede.
Pendant que Jodie se préparait pour la soirée, Keven a fait connaissance avec ses colocataires : un gars au visage couvert de cicatrices et une fille aux traits eurasiens. Le gars aux cicatrices s’appelait Terry. Il venait de Peace River, très loin dans le nord de la province. La devise de cette localité est « Extremely remote, even for Canadian standards. » Les services sociaux avaient déménagé Terry à Calgary pour le mettre à l’abri de sa famille. Sa travailleuse sociale avait écrit dans son dossier que Terry était un enfant résilient : il avait traversé des épreuves épouvantables sans devenir fou. Il était le seul membre de sa famille qui était capable de garder le silence. Terry préférait dessiner. Il vendait dans la rue des bandes dessinées photocopiées. Sa meilleure était « Drinking the Rent », qui racontait des histoires de bandits.
La fille aux traits eurasiens avait des yeux durs. Elle a raconté à Keven que son père était de Sherbrooke. Elle n’avait jamais pu le voir, mais elle avait gardé de lui son prénom : Geneviève, avec des accents qu’elle ne savait jamais sur quels E placer. Tout le monde l’appelait Jenny. Elle a fait remarquer à Keven comment Jodie était dumb. Jodie est sortie de la salle de bain. Elle sentait le cosmétique sucré qu’elle venait d’appliquer dans ses cheveux.
Les services sociaux organisaient des après-midi pour prodiguer des enseignements aux jeunes des appartements supervisés. Des intervenants qui pouvaient leur servir de modèles leur expliquaient que le casual sex n’existe pas, puisque le sexe porte toujours à conséquences. Jenny louait déjà des blocs d’heures dans un donjon de dominatrice où elle recevait ses clients. Pour travailler, elle se dessinait des sourcils monstrueux. Les idées d’extrême droite la séduisaient.
Quand Bruce et les jeunes de l’appartement étaient partis, Keven s’ennuyait dans la rue. Un très vieil homme qui portait des souliers de marche lui a proposé une expédition à Nose Hill. Du haut de cette colline herbeuse, ils ont vu des pies et une grande immensité vide. Le vieil homme a dit à Keven qu’il allait bientôt faire un grand voyage. En gage d’amitié, il lui a donné un Yearbook de l’Université de Calgary. Le Yearbook était un beau livre en couleurs rempli des souvenirs de gens inconnus et d’images du campus avec ses nouveaux développements.
Keven est retourné seul à l’aéroport. Il avait toujours sur lui le sac à dos d’Éric. Il a atterri à T4. Manon s’y trouvait elle aussi. Elle portait des lunettes de clairvoyance extrême. Elle était assise dans les lounge des Conquérants en attendant son autre vol pour les îles Canaries. Keven et Manon ont pris des tapis roulants assez rapprochés. Mais cette journée là à T4, il y a eu 30 000 mouvements de passagers pour les perdre et pour les camoufler.
La trace de Keven s’est perdue après son transit à T4. Le consul du Canada à Bratislava a eu à enquêter quelques mois plus tard sur un jeune interné à l’Institut Neurologique Velké Zálužie. Il se disait muet et il prétendait être québécois. Il communiquait par écrit en anglais. Pour le tester, l’envoyé du consul a écrit au jeune un mot en français. Il lui a demandé si il savait ce que c’est de la tire d’érable ou faire du pouce. Le jeune a bien répondu, en vrai français avec des fautes. Aucune autre démarche n’a été adressée aux autorités consulaires.