Sur la rue Notre-Dame : De Ninive à Babylone
La Route des Aînés
La rue Notre-Dame est l’ancien chemin du Roy. Elle mène jusqu’à Québec en connectant les villages les uns aux autres sur la rive nord du Fleuve. Ce chemin est le premier rang, le trait d’union entre les concessions les plus anciennes. Les villes et les villages qui le longent sont le pays des aînés, auxquels on léguait les terres.
Quand le premier rang a été complètement loti, il a fallu que des cadets de famille quittent le pays des aînés. Certains se sont établis plus loin dans les terres, sur l’ennuyant rang de Saint En-Arrière, où les églises sont moins belles et où il n’y a souvent pas de village du tout. Pour avoir une vie sociale décente, les cadets devaient venir veiller sur le premier rang. Si ce sort ne leur plaisait pas, ils pouvaient aller faire pousser des roches sur les lointaines terres de colonisation. Quand ces expatriés redescendaient dans les villes du premier rang, les citadins les traitaient de « colons » pour leur faire sentir qu’ils étaient les derniers des rustres. La colonisation a été voulue par le clergé, pour éviter que le trop plein de population des vieilles terres ne s’agglutine en ville ou n’émigre aux États-Unis.
Nombreux sont ceux qui ont préféré partir travailler dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre. La Bolduc et les autres artistes passaient par les petits Canadas des États-Unis quand ils partaient en tournée. Jusqu’aux années 1950, ils trouvaient un public pour comprendre leurs chansons. À Manchester de nos jours on peut voir les enseignes du Gagnon Hardware Store ou du Poisson Mini Mart. Quelques descendants des immigrants prennent des cours au Cercle Molière. Mais pour l’essentiel, les petits Canadas sont perdus pour la langue française. Ils symbolisent l’échec de la stratégie de la revanche des berceaux qui était sensée sauver le Canada français par le poids du nombre. Comme on a presque cessé de faire des enfants, il n’y a plus que des aînés aujourd’hui. Dès qu’ils le peuvent, ils vont s’établir dans les grandes villes du premier rang, surtout à Montréal. Dans les plus petits bourgs sur la Route des Aînés, les aïeux restent.
Montréal – Trois-Rivières
Je fais mes adieux au Sieur de Maisonneuve sur la Place d’Armes, puis je me réchauffe les muscles en sortant de Montréal. Je traverse le pont Le Gardeur par la voie cyclable. Le pont fait une courbe sur le confluent de la rivière des Prairies et de la rivière l’Assomption. Jusqu’à Saint Sulpice, la Route des Aînés ressemble à un débordement de mauvaise ville. Repentigny a disparu dans un trou noir. La vieille église la Purification est noyée dans les parkings des vendeurs de chars. Le pays change à Lavaltrie : voici un village. Il est cossu et sûr de lui. Des adolescents à casquettes traînent près des dépanneurs. Leurs parents les attendent, ils ont intérêt à ne pas trop boire ce soir.
La campagne commence. Sur des terres à haut rendement poussent des produits certifiés biologiques. Des résidents du Plateau Mont-Royal parrainent ces fermes. Ils reçoivent chez eux des primeurs et doivent donner quelques heures de leur temps aux agriculteurs. Ils sont sûrement des bras très inefficaces. Ils font des réunions tous les mois pour se motiver. Ce système s’appelle l’agriculture soutenue par le milieu. À la halte routière après Lanoraie, on peut voir par beau temps le mat du stade olympique à l’horizon. Mais aujourd’hui il fait mauvais, avec un vent du nord-est contre lequel je me bats pour avancer. Je dois faire au mieux du 15 km heure. Je fais une pause à Berthier. Ce village est une étape. Le traversier de Sorel accoste tout près. Berthier a une belle place devant son église. À l’intérieur de l’église, un saint massacré à coups de hache est préservé dans une boîte en verre. Ses plaies saignent éternellement, préservées de la décomposition par une relique d’un autre saint très puissant. Une dame pieuse recueille le sang miraculeux.
En aval de Berthier, le Fleuve s’élargit. Ce renflement s’appelle le lac Saint Pierre. Ses eaux sont peu profondes. À tous les quarts de siècle, elles débordent et envahissent les caves. Les terres riveraines étaient inondables sur une longue distance avant la construction de barrages. Par précaution, les villages ont été construits plus hauts dans les terres. Mais un tronçon récent de la Route des Aînés évite ce détour en passant au milieu de la plaine du lac Saint Pierre. Sur ce tronçon, il faut franchir 25 ou 30 km sans croiser de village. C’est le désert de Berthier.
À l’est du désert commence la Mauricie. Je frôle Maskinongé, puis j’entre dans le pays des villages aux briques rouges, Louiseville et Yamachiche. Je prends une repos bien mérité dans un casse-croûte. Je lis là un article menaçant dans le Nouvelliste. Un chanteur de charme fatigant veut à nouveau tenter sa chance. Ne l’avions-nous pas échappé belle? Le monde ne serait-il pas encore plus pénible si ça avait été lui qui s’était mis à poigner plutôt que l’autre chanteuse? Encore 24 km avant Trois-Rivières. À Pointe-du-Lac, la route se remet à longer directement le Fleuve. J’entends les vagues qui se fracassent sur les quais. Des vagues avec des moutons d’écume, à cause du nordet qui les fait monter en crème.
Trois-Rivières
La rentrée à Trois-Rivières est frustrante. Les détours de la route cachent la ville. Seule Saint Hyacinthe sait bien se donner en spectacle aux cyclistes qui arrivent de l’ouest. La banlieue de Trois-Rivières est une interminable suite de chalets. Je suis fatigué, mais le hasard m’envoie une tape dans le dos : un autobus de ville qui me dépasse. Il est tout rouge, la couleur de la Société des transports de Trois-Rivières. Voici le Coconut Inn et le célèbre pont de Nicolet. Un coup de cœur, il faut encore passer les centres d’achats. J’arrive à un rond-point couvert d’un dais et consacré à la Vierge. J’entre vraiment dans la ville de la poésie et des pâtes à papier. Je crie de joie. Que d’injustes calomnies dit-on de toi, o belle cité des Trois-Rivières. Bientôt, je vais pouvoir manger et dormir. Pour me combler, l’auberge de jeunesse donne sur un superbe petit gratte-ciel avec des arches à son rez-de-chaussée.
J’attends deux jours que le nordet tombe. J’en profite pour jouir des attraits de Trois-Rivières. L’édifice Ameau est mon préféré, avec la rue des Forges et la place de l’hôtel de ville. Je fais brûler des herbes avec la Madame. Elles masquent l’odeur des usines. On va au ciné-club du Séminaire pour voir un film sur Antonin Arthaud. On y rencontre un public surprenant de collégiens bien habillés qui rêvent à des transgressions. Ils vont sûrement partir de Trois-Rivières dès qu’ils le pourront. Ils vont peut-être être déçus par l’Ailleurs, ou bien au contraire, ils vont devenir d’autres Montréalais. La veille de mon départ, je trouve un café Internet sur la rue Saint Antoine. Un politicien gluant vient déranger les internautes. Il se sert de la préposée pour faire un petit laïus sur la Sillicon Valley. Il veut nous prouver qu’il est un winner. Si il peut fermer sa gueule qu’on puisse travailler en paix.
Aux aurores, je franchis le Pont Duplessis. À côté, on voit les ruines du premier pont. Il avait été construit par des amis de l’Union nationale. Ils avaient lésiné sur le béton pour pouvoir donner plus d’argent à la caisse électorale du Cheuf. Le pont s’est effondré l’hiver suivant. De l’autre côté du delta du Saint Maurice, on arrive à Cap-de-la-Madeleine, une ville très laide qui abrite un sanctuaire effrayant. Il s’y produit des miracles. Des pèlerins arrivent on ne sait d’où. On dirait une religion exotique, différente de celle qu’on pratique à la cathédrale de Trois-Rivières.
Trois-Rivières – Québec
Champlain est un village confortable où les capitaines de navires prennent leur retraite. Au bout du vieux quai, on peut regarder une dernière fois Trois-Rivières, avec ses grandes installations portuaires. Sur la rive sud, on voit les terribles structures de la centrale nucléaire de Gentilly. Elles font fuir les promeneurs. Heureuses les villes qui comme Gentilly vivent de l’industrie nucléaire. Montréal et Québec vivent du tourisme. Le racolage auquel elles se livrent les entraîne dans la dégradation.
En sortant de Trois-Rivières, la campagne ne recommence vraiment qu’à Batiscan. Deux vieux ponts en fer franchissent des rivières herbeuses. Près de l’un d’eux, je croise un autobus Orléans express. Sa destination est « Trois-Rivières local ». Je lui fais compétition avec ma bicyclette. Aujourd’hui, le vent m’est favorable, je poursuis sans arrêts jusqu’à Sainte Anne-de-la-Pérade, la capitale de la pêche sur glace.
L’église de Sainte Anne est inspirée de la basilique Notre-Dame à Montréal. Elle a deux clochers carrés. Son intérieur est entièrement fait de bois. Dans les prochains siècles, le feu emportera peu à peu le patrimoine des aînés. Les colonnes de l’église sont décorées en imitation marbre. Un peintre italien a restauré ce trompe-l’œil au début du vingtième siècle. Il s’est épris d’une fille qui étudiait à la Pérade au couvent des dames de la Congrégation. Une fière fille. Le peintre ressemblait au beau Jean-Baptiste qui se trouve près des cierges. Mais la jeune fille n’a pas voulu de lui. Pour se consoler, le peintre a dessiné le portrait de l’ingrate au sommet d’une colonne. Il a camouflé son visage avec art. Pour entretenir les statues, les paroissiens de Sainte Anne font à leur église des dons généreux. Mais un bénévole savait imiter la signature du curé. Il s’est fait des chèques. Il a failli ruiner la fabrique. Il a fallu engager des avocats, et trouver un curé plus versé dans les affaires.
Passé Sainte Anne, une belle pancarte bleue annonce qu’on entre dans la région touristique de Québec Je pousse un nouveau cri de joie. Le village de Grondines donne pourtant l’impression de trop s’éloigner vers le nord. Le comté de Portneuf est très peu peuplé. Il est recouvert par la forêt laurentienne. Elle est truffée de camps de redressement pour enfants. On les oblige à faire du canot. Malheur à eux s’ils n’apprennent pas à dessiner des J dans l’eau avec leur rame. Cet enfer de verdure me donne le mal de mer. Comment une grande ville peut-elle se trouver par là ? Le Fleuve est pourtant bien visible pour se repérer. Il ressemble à un fjord. À Grondines commencent les falaises riveraines qui rendent Québec inexpugnable.
Sur un piton de falaise se trouve Deschambault, village où séjournent des artistes. Ici, on croirait presque vivre en 1830. Je descend de ma bicyclette. Dans le café Internet on peut lire des revues in laissées par des touristes français. Dehors, un chambreur vient me demander de lui donner un coup de main pour son déménagement. Je l’aide à rendre son expulsion effective. Sa logeuse reconnaissante m’invite à boire une coupe de vin. C’est une femme charmante. Elle est peintre. Sa maison est immense, remplie par son œuvre. Il commence à pleuvoir.
Il me reste 60 km à franchir dans Portneuf. Portneuf-Village, Cap-Santé et Donnacona forment le noyau du pays. Donnacona est la première localité industrielle que je croise depuis Cap-de-la-Madeleine. Ce village se paie le luxe d’un élargissement de la route, décoré de feux de circulation et d’une panoplie de fast-foods. Je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir atteint des banlieues. On dirait plutôt un relais routier au milieu du parc de la Vérendrye. Un petit relais. Un découragement me saisit. Heureusement, en haut d’une côte j’aperçois au loin la silhouette des deux ponts de Québec. Je reprends la foi. Voici ensuite Neuville, village façon Nouvelle-France qui est très conscient de représenter la perfection en son genre. Des maisons ancestrales se suivent jusqu’à Saint Augustin.
L’agglomération de Québec s’annonce. Le premier signe qu’on en voit est une usine appartenant à un champion cycliste. Je porte un imperméable avec son logo. Je quitte le vieux noyau de Saint Augustin pour couper vers Cap-Rouge. Je cherche un embranchement ancien de la Route des Aînés, mais je me perds. Je n’ai pas apporté de carte. Sur la route des Aînés, je roule par cœur. Je retrouve Cap-Rouge et le chemin de la côte de la Rancune. En haut de cette côte, une jeune fille de bonne famille avait été assassinée à l’époque de mon adolescence. On avait cru à l’œuvre d’un individu rôdant à flanc de cap. Pendant plusieurs jours, ma cousine avait vécu dans la terreur, ce qui m’avait beaucoup amusé. Ma cousine est ma plus ancienne ennemie. Je la cultive.
Quand on rentre à Québec par l’ouest, la vue est à peine moins bouchée que lorsqu’on entre à Trois-Rivières. Il faut traverser Sainte Foy, une banlieue quelconque qui pourrait aussi bien se trouver à la porte de Kansas City ou de Saskatoon. Elle représente pourtant le mode de vie qu’ont choisi les plus privilégiés des habitants de Québec. Je traverse ce lieu désolant en pensant au triste enlisement du destin de ma ville natale.
La Route des Aînés parvient à Québec par la porte Saint Louis. Tout au bout se trouve la statue de Champlain qui surplombe la falaise du haut de la Terrasse Dufferin. Depuis le monument de Maisonneuve, j’ai franchi 75 lieues.