Le quartier latin : De la rue Sanguinaire jusqu’à la place Dupuis

Le carré Viger

Le quartier latin est la contrepartie francophone du Golden Square Mile. Son développement date du déménagement hors les murs de la bourgeoisie canadienne-française. Son axe principal est le rue Saint Denis, où circulait à partir de 1865 un tramway tiré par des chevaux. Les belles familles envoyaient leurs enfants dans les écoles construites au carré Viger et sur la rue Saint Denis : l’École polytechnique, les HEC, et l’Université Laval, succursale de Montréal.

Le carré Viger est aujourd’hui un lieu ruiné, même si ses monuments sont encore debout. La gare Viger, ce petit Château Frontenac dessiné par Bruce Pierce a perdu ses trains et son lustre. Les grandes écoles et l’Université ont déménagé vers le lointain. Les édifices décrépits sont des coquilles vides. La désertification du carré est causée par les rues Viger et Saint Antoine, qui longent l’autoroute Ville-Marie et lui servent de voies de service avec des bretelles d’accès qui sont des pièges à piétons. Au-dessus de l’autoroute, des artistes ont commencé en 1981 à emménager un parc audacieux qui est resté inachevé. Aujourd’hui, le carré Viger est une suite d’îlots condamnés qui servent de piquerie, de baisodrome, et de campement des sans-toit.

Les notables ont abandonné le carré Viger vers 1880. En 120 ans, ils ont franchi quelques dizaines de kilomètres. À chacune de leurs stations, ils ont construit des quartiers chics : le carré Saint Louis, puis le boulevard Saint Joseph, emménagé pour les processions religieuses. De là, leur migration a bifurqué vers Outremont, qui est resté l’emblème de la bourgeoisie. En dernier lieu, les riches francophones se sont installés en banlieue.

Les enfants des banlieusards fuient leur environnement stérilisé. Ils ont de la chance : ils savent qu’ils peuvent redescendre la rue Saint Denis. Ils sortent un soir et ils sont séduits. Ils viennent s’installer dans un appartement délabré. Ils ont à peine de quoi vivre, mais ils ont des moulures dans leur vestibule. Leur père trouve que ce vieil édifice aux plafonds hauts est un nid à feu avec ses prises électriques découvertes. Les enfants placent un piano dans un coin, à l’endroit même où madame Beaubien avait le sien en 1911. Ils placent aussi dans leurs bibliothèques des livres que leurs parents ne liraient jamais. Chez eux à la maison, il y a des électroménagers.

Les grandes villes vivent du sang de ceux qui vivent dans les limbes : les immigrants récemment arrivés, les banlieusards en rupture de foyer, les aventuriers, les mésadaptés en fuite de leurs villages. Par eux les métropoles rayonnent et se renouvellent. Quand le peuple des limbes réussit ses projets et s’établit, il s’encroûte et perd son énergie. La métropole réclame alors du sang nouveau et exige des anciens vagabonds si confortablement établis de sacrifier leurs enfants et de les laisser redescendre à leur tour la rue Saint Denis.

Saint Denis

La rue Saint Denis est un terrain de parade. La foule qui remplit les trottoirs en toutes saisons est celle-là même qui a valu à Montréal sa réputation de ville sexy. L’élégance qu’on voit ici consiste à porter des vêtements troués et des cheveux sales. Le style vestimentaire montréalais est servilement imité partout sur terre. Rares sont ceux dans les autres villes qui habitent ces habits avec la grâce voulue. Plus on monte sur la rue Saint Denis, plus les trous s’espacent dans les vêtements, mais les sourires sont les mêmes du bas au haut de la glorieuse avenue. En descendant la rue Saint Denis, j’écoute dans mon Walkman un mix très usé. Une chanson sur ce mix dit :

«La fille dont tu rêves elle n’existe pas, elle n’existe pas,

Tu l’as inventée, tout au fond de ta solitude».

Une chanson pop que la chanteuse (qui était-ce ?) a dû interpréter au Complexe Desjardins.

Sur Saint Denis, l’école littéraire de Montréal tenait ses réunions. La rue rappelle aussi la bombe automatiste, la Révolution tranquille et la contre-culture. La rue Saint Denis devait être passionnante à l’époque de la jeunesse de mes parents.

L’UQÀM

L’ancien quartier latin, a été revivifié en 1967 par la fondation de l’Université du Québec à Montréal, au coin des rues Sainte Catherine et Saint Denis, sur les terres léguées par la famille Papineau. La nouvelle université a été creusée sous la cathédrale Saint Jacques. Le clocher de ce temple laïc laisse sans voix quand on contemple sa silhouette de fusée intergalactique. Sainte Catherine est la patronne des philosophes. Par son éloquence inspirée de l’Esprit-Saint, elle a convertit des sages païens.

L’UQÀM partage avec Concordia l’avantage de n’avoir pas de campus. Le Red Light chevauche le Quartier Latin. Les chercheurs croisent des danseuses quand ils sortent de leur bureau. Les campus universitaires sont un abomination. Ils consistent à dissocier l’université de la ville. À Québec depuis le départ de l’Université Laval la vieille ville menace de devenir un décor. Au centre ville, l’Université McGill a été préservée des déménagements. Malheureusement, la Roddick Gate marque une rupture. Au-delà de ses arches la pluralité du centre ville cesse. Là où une cour de 20 mètres carrés aurait suffi, McGill se perd dans des arpents de pelouse. L’espace a en Amérique une grande valeur symbolique : nulle autre civilisation avant elle n’avait accordé tant d’importance au vide.

De toutes les universités, l’UQÀM a la bibliothèque la plus intéressante. Hubert-Aquin. L’UQÀM a des collections moins abondantes que celles de l’Université de Montréal ou de McGill, mais c’est certainement la bibliothèque Aquin qui a l’ambiance la plus trépidante. C’est aussi la plus commode à utiliser. Sa vertu est la centralisation. Elle facilite le vagabondage entre les disciplines.

Vie des anciens Romains

Le stand-by est l’attente entre deux mission. « Tandis que t’es là, je vas te faire attendre un peu dans l’Est d’un coup qu’il y aurait quelque chose qui sorte par là. » Les courriers ne sont pas payés à l’heure, mais à la livraison. Ils vivent l’inquiétude quand ils ont l’impression que le dispatch les a oubliés ou qu’il les boude. Les stand-by sont aussi parfois des pauses pour se reposer ou pour profiter de la vie dans un coin surprise de la grande ville.

Je m’installe à la bibliothèque Aquin pour attendre les appels. Je mets du papier journal autour de ma radio pour que la sonnerie ne dérange pas mes voisins lecteurs. Je veux lire sur la vie des habitants de la Rome antique. J’entends élucider le mystères que représentent l’approvisionnement, la salubrité publique et le contrôle des foules d’une ville de deux millions d’habitants agglutinés dans un espace très restreint, sans transports mécaniques, sans réfrigération fiable, sans anti-biotiques ni vaccins, sans imprimerie et sans armes à feu. Je suis déterminé à me consacrer à ce travail, mais je tombe sur les livres de linguistique.

Le peplerğ

À bicyclette même quand on est dans le jus on a le temps de penser. Quand j’ai la joie au cœur, les chansons me collent à la tête. Les jours où je suis de mauvaise humeur, mes récriminations macèrent toute la journée dans leur bouillon fétide. J’ai aussi du temps sur la route pour inventer une fausse langue.

Le peplerğ est une fausse langue d’Europe de l’est. Il peut s’écrire en alphabet latin ou en alphabet cyrillique. La phonétique du peplerğ est riche en consonnes et pauvre en voyelles. L’accent tonique se place sur l’avant-dernière syllabe des mots, sauf pour les mots composés. Je prononce le peplerğ avec un accent terrible, mais je suis certain qu’un enfant à qui on l’enseignerait, le prononcerait à merveille. L’aspect le plus réussi du peplerğ est sa grammaire. Elle repose sur un système à 14 cas de déclinaisons.

Le vocabulaire du peplerğ provient d’une érosion de mots français, anglais, allemands, latins, etc. qui subissent des dérivations de son et de sens. J’ai démarré la langue à partir de règles de transformations pour chaque voyelle et pour chaque consonne. Le son [K] par exemple devient systématiquement [D]. J’ai emprunté les pronoms de l’allemand, les verbes de l’anglais et les autres mots du français. J’ai transformé ensuite leurs sons. Route est devenu szolit, avec la désinence du nominatif. Rêver est devenu kcëfes, avec la désinence de l’infinitif. Il existe aussi un noyau de mots que j’ai inventés spécifiquement pour le peplerğ. Au fur et à mesure que la peplerğ se développe, toutes ses règles se sont compliquent.

Inventer une langue est une tâche infinie. Si efficace que soit la grammaire, il faut des milliers de mots vivants, actifs et bien mémorisés. Chacun de ces mots doit être conforme à la logique de la langue. Pour un mot retenu et productif, 4 ou 5 disparaissent au banc d’essai. Parfois, des mots parfaits émergent, mais ils meurent avant de s’imposer parce que je les oublie. Au stade actuel de son développement, le peplerğ est une langue pauvre. Elle n’a pas de synonymes : un seul mot doit suffire pour exprimer des notions que couvrent des dizaines de mots dans les autres langues que je connais. Le plus difficile est d’associer des connotations aux mots pour créer des nuances de sens.

Le frère perdu

Les gens qu’on croise dans les tunnels de l’UQÀM ont des regards réfléchis et des mines affairées. Ils ont l’air moins abrutis que les piétons des tunnels à magasins. Je tombe sur Dan. Avant il traînait en surface avec des aiguilles dans les bras. Il a fait du ménage dans sa vie et il est descendu dans le grand tunnel pour faire un certificat. Mais Dan a perdu son frère Nick l’année passée. Le petit frère mort était le genre de gars qui avait besoin de se faire détester par tout le monde. Pendant son adolescence, il avait exaspéré ses parents. À l’école, il avait sa gang, mais personne ne l’aimait. Il s’imposait. Le seul avec qui il s’entendait un peu c’était son frère.

Pour changer d’air, Nick était allé faire son cégep à Val d’Or. Il était parti en Abitibi comme on part faire une fugue, sauf que ses parents avaient été bien contents de se débarrasser de lui. Val d’Or l’avait fait vieillir un peu. Il avait sa petite chambre à lui dans les résidences étudiantes. Il s’était même trouvé un groupe métal pour jouer de la guitare. Le groupe était bon et Nick jouait bien. Il était presque devenu populaire. Malheureusement, dans les groupes de musique, il y a toujours de la chicane. Nick trouvait qu’il fallait avoir un son plus industriel et avoir un look moins métal. Les autres musiciens n’étaient pas d’accord. Nick ne savait pas discuter. Il était sûr de connaître la seule manière possible de faire les choses et il avait le don de faire sentir son mépris. Ses compagnons souffraient ensemble la même irritation et ils se liguaient contre leur guitariste.

Le groupe avait connu un vrai triomphe à la finale régionale de cégeps en spectacle. Nick avait réussi à convaincre tout le monde de monter sur scène le corps peint pour la guerre. Pendant trois jours, les quatre musiciens avaient campés entassés les uns sur les autres dans un centre communautaire à Rouyn. Le bassiste du groupe avait failli se battre avec Nick. Les autres l’en avaient empêché, mais ils avaient envie de frapper sur Nick eux aussi. En revenant de Rouyn, ils avaient dit à Nick d’aller jouer de la guitare avec un autre groupe.

À la fin de la session, Nick était parti pour Montréal. Son plan c’était de camper chez des chums du cégep en attendant de se trouver une job. À cause de la musique, quelques gars de Val d’Or avaient trouvé ça cool de l’héberger. À chaque fois, Nick leur pompait les énergies, exaspérait leurs blondes et il finissait par se faire mettre à la porte.

À cette époque là Dan était en désintoxication dans un centre dans les Laurentides. Au téléphone, Nick lui disait que tout se passait bien pour lui à Montréal. Dan le croyait à moitié. Nick couchait dans la rue. Il avait des ennemis partout : au Refuge des jeunes, à la mission Old Brewery, à l’accueil Bonneau. Les rares fois où il parlait à ses parents, il leur mentait pour avoir de l’argent et il trouvait le moyen d’être désagréable. Nick a été retrouvé mort dans une ruelle du Vieux Montréal par un gardien de sécurité de la Presse. Il avait une grosse bosse sur la tête.

Il n’y a peut-être que Dan qui le regrette. Il a retrouvé une cassette que Nick avait enregistrée quand il pratiquait sa guitare. Seulement des accords de guitare sans la voix perdue du frère mort. Ben se fait jouer cette cassette là pour se faire pleurer.

Les trois cathédrales

À chacun des trois réseaux de la ville souterraine correspond une des basiliques qui a servi de siège à l’évêque de Montréal.

Un peu à l’écart du réseau souterrain Place d’Armes – Place des Arts, la plus ancienne est la basilique Notre-Dame. Il est dommage que les tunnels ne l’atteignent pas, et que le métro Place d’Armes soit inaccessible depuis la place d’Armes. La basilique Notre-Dame a été construite par les Sulpiciens. En 1820, monseigneur Plessis, l’évêque de Québec a érigé Montréal en diocèse indépendant. Il a envoyé monseigneur Lartigue sur le nouveau trône épiscopal. Mais les Sulpiciens ne voulaient pas d’un évêque. Ils l’ont expulsé de leur basilique. Monseigneur Lartigue s’est réfugié chez les sœurs de l’Hôtel-Dieu, qui lui ont donné du réconfort. Le prélat a eu beaucoup d’ennemis. Le gouverneur anglais s’en méfiait parce qu’il était cousin des Viger et des Papineau, les grandes familles patriotes. Grâce à ces cousins-là, l’évêque a pu construire la deuxième cathédrale, la Saint Jacques sur la rue Saint Denis, qui coiffe aujourd’hui l’UQÀM. Au moment de la rébellion, monseigneur Lartigue a rappelé aux patriotes leurs devoirs d’obéissance aveugle. Il a dû une fois de plus se réfugier à l’Hôtel-Dieu. À la fin de sa vie, il s’est réconcilié avec les Sulpiciens et légué une Église immensément puissante à son successeur, monseigneur Bourget.

Le réseau CN de la ville souterraine est coiffé par la cathédrale Marie Reine du Monde. Ce temple est le symbole de pacte d’alliance entre l’Église et les marchands anglais, ou alors au contraire une affirmation de la prépondérance du catholicisme en plein cœur du Montréal des affaires. Monseigneur Bourget l’a voulue semblable à Saint Pierre de Rome. Il a envoyé un prêtre au Vatican faire des observations. Ce prêtre a construit une maquette du siège de la papauté. Il a fait naufrage à son retour. Mais il a survécu dans l’eau froide avec sa maquette. Elle a été fidèlement reproduite sur le Dominion Square. De là, l’Église trop forte a mis au pas les Canadiens français.

Les tunnels de l’UQÀM

Le tunnel de l’UQÀM passe sous la rue Sainte Catherine et il mène aux portes du carrefour des trois lignes du métro. Le métro est un tapis volant sur pneus, un prodige électrique en mouvement perpétuel. Son odeur est douce. Je m’extasie comme la première fois où je l’ai pris tout enfant. Je me compose un air blasé. Les passagers font leur ballet, trois notes sonnent. Dans quelques minutes, on va être à Henri-Bourassa. Puissent les archéologues de demain apprécier justement cette merveille si d’aventure ils la déterrent.

On peut sortir de l’UQÀM par Place Dupuis. Place Dupuis était autrefois les Galeries Dupuis, le grand magasin de l’Est de la rue Sainte Catherine. Il est aujourd’hui le dernier de la série des gratte-ciel qui commence au Westmount Square. Des corridors dangereux restent ouverts tard dans Place Dupuis pour qui veut aller dans l’Est à pieds secs. Son atrium est orné de plantes en plastique. Il abrite des petits bars louches où l’on peut parier. Dans un comptoir de l’atrium, une vieille femme tente de payer son café avec sa carte de débit. Elle se trompe. Je sors de l’argent pour l’inviter. Mais je reste sans bouger avec mes deux piastres dans mes mains. Je ne trouve pas une bonne manière pour l’aborder. Elle a peut-être envie d’avoir la paix. Elle trouve du cash dans son porte-monnaie. Tant pis pour moi. Elle ne m’apprendra rien sur les Galeries Dupuis.

L’esplanade de Place Dupuis sert de terrain de parade pour les gardiens de sécurité de l’UQÀM. Deux fois l’an, le recteur passe en revue ses guerriers en tenue anti-émeute. Leurs boucliers en plastique brillent. L’Université contrôle le quartier. Si un professeur manque de locaux, elle réquisitionne une salle de spectacle ou un bar. Les prostituées et les dealers savent qu’ils ont intérêt à participer à toutes les études sociologiques. Au petit matin, les sans-abris gisent sur l’esplanade dans leurs lits en carton. On dirait des blessés le lendemain d’une bataille.

À une autre sortie du tunnel se trouve le Terminus Voyageur. Dans la bibliothèque Aquin les livres et les terminaux Internet ouvrent sur le monde leurs antennes. Depuis le Terminus c’est physiquement qu’on peut se rendre n’importe où sur terre, via un autobus. Parfois dans le Terminus, les pimps font la course avec les travailleurs de rues pour s’occuper des jeunes en fugue. Y a-t-il aussi quelqu’un pour prendre en charges les petites vieilles qui se sont perdues ? On se sent loin de ces problèmes quand on a le cœur rempli d’excitation par la joie d’un vrai voyage. Affecter un pas pressé pour traverser le Terminus procure une grisante impression de départ. Avec la Femme au corps parfait on avait joué une fois à céder à la tentation. Le hasard nous avait guidé dans un bel autobus bleu. On avait apporté des nounours en plastique remplis de jus à la vodka. Le chauffeur avait été bien content de se débarrasser de nous rendus à Ottawa.

Cette fois-ci je pars au Saguenay avec Dan Le Loup. En marchant vers le quai 8, il chante que s’il avait les ailes d’un ange, il partirait pour Québec. Après son concert, il s’endort. Les avocates assises à côté de moi me reposent avec leur conversation de femmes bien ajustées à leur monde.

» Le Saguenay


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