Dans l’Est : De Place Dupuis jusqu’aux lignes du CP

La fin du stand-by

Le dispatch a encore engagé trop de rookies. Je suis en stand-by dans l’Est depuis au moins une heure et demie. J’ai écrit trois cartes postales pour raconter que je suis à Montréal, j’ai lu le Mirror au grand complet et j’ai même rêvé à ma soeur. La fille du café fait le ménage autour de moi en m’envoyant des nuages de Windex. J’ai l’air d’un itinérant qui campe là parce qu’elle a le chauffage. J’entends enfin la sonnerie de ma radio. C’est la sonnerie du retour à l’existence. Elle a la voix qui annonce les départs de l’avion pour Byblos, please proceed to gate number 32. Je remet ma tuque, j’ajuste mon sac. Il faut que j’aille d’abord au 1400 René-Lévesque Est.

Quand je reçois un ordre de livraison urgent, je me fouette pour rouler vite en disant entre mes dents go! go! go! Une syllabe qu’on peut crier de la gorge, efficace pour s’auto hypnotiser et filer à la vitesse de l’éclair la sueur aux tempes. Ce faisant, les livraisons urgentes sont un moment privilégié pour tester les postulants peplerks pour couvrir l’idée correspondant au verbe «aller».

Pendant une longue période, je me suis contenté d’un zuse (prononcé approximativement jouché, avec l’accent tonique sur la première syllabe), transposition directe de go. Ce candidat est insatisfaisant. L’unique syllabe du radical est dissonant. À l’impératif, scander zuhě! Zuhě! Zuhě! ne m’excite nullement. Pour les conjugaisons indicatives au singulier, un T de liaison est nécessaire pour éviter des diphtongues (zutë, zuti, zuta). Ce postulant inadéquat est disparu du peplerğ.

À la place de zuse, j’ai forgé le verbe itaces, à partir d’une racine vaguement latine. Les approximations de latin m’ont d’ailleurs permis d’inventer beaucoup de bons mots, dont le verbe nehaces, qui est basé sur faber et qui signifie faire. Itaces s’est imposé aussitôt forgé. Il permet un sonore et efficace itachě à l’impératif, et des conjugaisons nettes itacë, itaci, itaca, itacpik, etc.

Le jeu de la langue a laissé émerger un autre postulant pour traduire go: dotes. Dotes vient du mot peplerk qui désigne une bicyclette. J’en ai en fait deux: bapetëd (transposition de cheval), qui est un mot familier, et paždotëd (transposition de véhicule), qui est un terme descriptif. Je me suis avisé que la première syllabe de paždotëd est presque similaire à pež, qui est la particule causale. En allemand, bicyclette se dit Fahrrad, ce qui signifie roue de mouvement. J’ai pensé qu’un mot qui signifierait cause de mouvement serait tout à fait conforme à l’esprit de la langue peplerke. Il me suffisait seulement d’ajuster le paž initial pour le transformer en pež, puis d’adopter dot ailleurs dans le lexique pour exprimer l’idée de mouvement (ainsi dotëd: mouvement, et dotes: aller, qui sonne très bien à l’impératif (dothě) et s’achève par une consonne, conformément à la structure de la plupart des radicaux peplerks. J’ai donc maintenant deux synonymes pour traduire le verbe aller. J’attends que des nuances de sens différentes collent à chacun d’eux à force d’usage.

Je fais à toute vitesse la run de l’Est. Quatre livraisons: Molson, TVA, Radio-Tralala et la SAQ. Je m’avise des liens entre ces quatre entrepreneurs en intoxication. Molson et TVA sont des entreprises complémentaires. Elles abasourdissent les mêmes clients. Même chose pour la SAQ et Radio-Can, qui font dans le haut de gamme.

Je retombe en stand-by quelques minutes. Je vais méditer mes observation au musée Dalida, un établissement où on peut voir entre autres reliques des lunettes de soleil ayant appartenu à cette star. Je dépense trop d’argent quand je suis au stand-by, à boire des cafés et à manger des pâtisseries. Une fois à cause d’une mission j’ai dû abandonner un café sur un comptoir dans le Vieux-Montréal. J’ai ramassé la lettre, je l’ai livrée plus loin, puis je suis tombé encore en stand-by. Mon café était encore sur le comptoir, tiédi juste à la température qui faisait mon bonheur.

La madame de la rue Panet

Les anciens faubourgs Québec, Sainte Marie et Saint Jacques sont les plus beaux quartiers de Montréal. Mais les triplex et les petites maisons à porte cochère disparaissent lentement au fil des incendies et des démolitions. Comme les autres quartiers de la ville, le faubourg a déjà une vaste zone de désolation : la rue Notre-Dame, qui est sa Terre des Chars. Des dizaines d’usines s’élevaient par là autrefois. Les ruraux venaient y travailler. Ils conservaient leur folklore. La télévision s’est installée parmi eux. Elle a transformé le folklore en culture populaire. Des étoiles filantes fascinent un public avide qui se lasse vite. Les étoiles reviennent une deuxième fois raconter leurs souvenirs ou leur cure de désintoxication, puis elles s’inscrivent sur le trottoir de la rue Alexandre-de-Sève.

La Madame de la rue Panet a longtemps travaillé pour la télévision. Sa job était d‘être la Montréalaise Ordinaire, à qui on demandait secrètement des avis. Plus elle restait discrète, plus tout le monde était au courant de son métier. Ses voisines étaient jalouses. Elles trouvaient qu’elles étaient typiques elles aussi. La Madame de la rue Panet recevait des bonnes gages de Télé-Métropole et de Radio-Canada. Elle a même été engagée quelquefois par des partis politiques. Elle a pris sa retraite en 1984. L’après-midi, elle va en marchette au Jean-Coutu de la rue Sainte Catherine faire ses courses avec les autres madames. Son mari est mort il y a quelques années. Quand il est tombé malade, ses enfants ont pensé que ça devait sûrement être à cause de son foie. Mais c’étaient plutôt ses poumons qui étaient atteints, à cause de la cigarette. À ses funérailles, les invités se sont souvenus combien il avait été haïssable, mais combien tous l’avaient aimé.

La fille de la madame de la rue Panet ne vient presque plus la voir. Elle vit à SainteThérèse avec son mari et ses deux plus jeunes enfants. Mais Martin, le fils aîné de cette fille sans cœur est venu vivre à Montréal avec sa grand-mère. Ils s’entendent bien. Ils jouaient au Rumolly ensemble autrefois. La madame de la rue Panet aime bien s’asseoir avec les jeunes dans les partys de famille. Elle s’entend bien aussi avec Frank, l’ami de cœur de Martin, qui est également venu s’installer chez elle temporairement. Ce soir, la madame de la rue Panet s’est mise belle. Elle va rejoindre Martin et Frank au bingo à Mado Lamotte. Mado réserve la place d’honneur à la Madame de la rue Panet qui s’en vient appuyée sur sa belle cane.

Le village gai

Entre la place Dupuis et la rue Papineau, la rue Sainte Catherine est le village gai. Un tel endroit est possible depuis les événements de 1969 à Stonewall, un bar de travestis de New York. Les clients et le personnels de ce bar avaient résisté à une descente. Il y avait eu une émeute. L’idée de revendiquer une identité homosexuelle émergeait. Stonewall est devenu un étendard. Le mouvement gai s’est vite enraciné au Québec. Une concentration d’établissements spécialisés s’est formée autour de la rue Peel. Le maire Drapeau a cependant nettoyé le village de l’ouest avant les jeux olympiques. Une migration vers l’est a commencé. Le Garage est le lieu emblématique de la période de transition. Ce bar de la rue Mayor était décoré avec des devants de trucks. Sa clientèle a accusé le choc du sida. L’épidémie a forcé la société à connaître la réalité du sexe entre hommes. Des groupes revendiquaient des droits pour les gais et des mesures contre la maladie. Le ton était celui de la colère. Des militants manifestaient leur révolte contre leur condamnation à mort.

Le mouvement gai est aujourd’hui banalisé. Les Montréalais assistent aux défilés de la fierté gaie avec la même curiosité badaude qu’ils réservent aux autres festivités de la belle saison. Ils affichent une tolérance limitée. Quant au village gai, il est devenu le nouveau Red Light de Montréal. Les saunas remplacent les bordels. Sur les scènes, on peut voir des travestis à tous les soirs. Le village attire beaucoup de touristes. Des partys gigantesques sont organisés pour eux. Des Américains fortunés viennent dans ces partys pour tester sur leur corps les effets de nouvelles substances chimiques. Des ambulances attendent à la sortie au cas où ces expériences tournent mal.

La panne

Qui a pensé à mettre aux bicyclettes des pneus? Pourquoi ce point de fragilité inacceptable? Quand on part, il faut penser à ce qu’on ferait si on avait une crevaison. On ne devrait pas avoir à se préoccuper de ce problème. Je répare la crevaison en dix longues minutes. Je repars. Mais un éclat de verre minuscule logé dans le pneu fait encore crever la chambre à air à la même place dès la première petite pression. Cette crevaison est ma troisième aujourd’hui. Je vais au garage. Le mécano me fait sentir que seuls les cyclistes du dimanche ne font pas par eux-mêmes de telles réparations. Son garage est pourtant rempli de courriers qui le font vivre tout l’hiver. Mais nous ne sommes pas des vrais clients. On dépend trop de lui. Nos bicyclettes sont sales. On les dérange pour des travaux peu payants. « Dépêche toi s’il vous plaît, mon dispatch m’attends et moi j’attends que tu m’arranges ça pour partir d’ici et me sentir encore à Montréal. »

Les courriers ont des théories contradictoires sur les réparations. «Mets pas des slicks en avant l’hiver, tu vas tomber.» «Mets pas de WD-40 là-dessus, tu vas faire corroder ta transmission.» «Mets du WD-40 à la grandeur, tu vas te protéger du calcium.» Il ne faut pas demander de conseils à personne si on tombe en panne, mais apprendre à se débrouiller tout seul en inventant ses propres théories de la réparation. La Ville répand du calcium dans la rue. Les grains craquent sous les roues. Ce soir, c’est certain que les patins de mes freins vont encore être fondus.

Les squeegees

L’Est du Faubourg est écartelé entre plusieurs îlots de ville rendus inaccessibles par des murs de chars dégorgés par le pont Sans-Quartier. Des murs doubles : Papineau – De Lorimier, Iberville – Frontenac, qui drainent un flot de chauffards agressifs vers la vieille rue Ontario, perpétuellement embouteillée. À cause d’eux, cette rue est invivable. Sur ses trottoirs des guidounes se vendent pour des misères. Dans les petites rues tout autour, beaucoup de gens sortent de prison ou de l’hôpital. Parfois, les résidents étendent des banderoles pour protester contre la prostitution. Les enfants jouent dans la cours avec des seringues et des condoms usagés. Les individus dans leurs véhicules regardent ce cirque. Ils ne se sentent pas concernés. Les squeegees leur font subir un peu de pression. Nuire au trafic automobile est un acte de civisme. Quand un cambrioleur essaie de piller un char, le système d’alarme empêche de dormir ceux qui le pouvaient encore. La catastrophe finale pour ce monde en perdition serait un nouveau pont vers la rive sud.

Le petit baveux

Au fast-food 24 heures sur la rue Ontario, deux petits caïds à casquette sont rentrés. On voit tout de suite qu’ils n’ont pas grand chose d’intéressant à faire de leur vie. Ils mesurent six pieds et ils ont des gros muscles travaillés dans des gyms. Ils font tinter leurs clefs de chars et portent leur téléphone cellulaire comme une parure. Le fast-food est presque désert. Les deux petits caïds se font servir. Ils décident de s’amuser avec le commis, un petit gars de 19 ans qui passe ses nuits dans le graillon. Son visage est luisant et couverte de boutons. Il porte un uniforme ridicule et un béret orné d’un coq. Les petits caïds lui demandent s’il aime ça travailler chez le Coq. Ils lui demandent combien d’argent il gagne. Le commis ne dit rien et leur donne leur commande. Les petits caïds mettent des cennes noires dans la tasse marquée « pourboires / tips ». Ils font des gestes ironiques de grands seigneurs, puis ils s’installent au comptoir. Ils appellent le commis « ti-gars ». « Eille, ti-gars, t’as tu une blonde? » Le commis continue de ne rien dire. Les deux petits caïds rient gras. « Non mais pas de farce, tu dois avoir pas mal de filles qui viennent te voir icitte. Mais peut-être que t’aimes pas ça? Peut-être que t’es gai? » Leur ton est une parodie du ton de l’amitié. Les quelques clients qui sont dans le fast-food regardent dans le fond de leur tasse de café en styrofoam. Il y en a un qui se lève. Un petit avec un regard dur. Il se plante au comptoir et il dit : « Eille, c’est quand que vous allez la fermer votre gueule? » Les deux petits caïds n’en reviennent pas. Ils lèvent lentement leur chair gonflée aux stéroïdes. Ils regardent de haut le baveux. Ils l’écrasent presque : « C’est quoi ton problème toé? » Le petit baveux les regarde dans les yeux. Il leur met le doigt sur les pectoraux : « C’est peut-être ben dur des gros muscles, mais une balle ça passe quand même à travers. » Les deux dégonflés décident de partir du fast-food 24 heures. Le petit baveux faisait peut-être rien que bluffer.

Réconfort

Il a plus sans arrêt aujourd’hui. Une pluie froide qui transperçait les imperméables, ou bien à certaines heures du verglas qui faisait des croûtes sur le banc du vélo. Je roule un bout sur la rue Sherbrooke avec Fred. On est mouillés tous les deux jusqu’au fond de nos bobettes. On a froid, on a faim, on est écoeurés. Je laisse Fred à Fullum pour descendre vers chez nous. J’en ai moins loin que lui à faire avant de pouvoir prendre mon bain. Lui, il faut qu’il roule jusqu’à ville d’Anjou. Plus il roule vers l’Est, plus le monde conduit en sauvages. Il se fait arroser encore quatre ou cinq fois. Au coin Cadillac la lumière est rouge. Une mini van s’arrête à côté de lui. Elle a des vitres teintées. Une fenêtre s’ouvre. Dans la mini van, il y a deux pitounes. Le genre à Fred : une Chinoise et une brune, menues avec des petits seins. La brune fait un beau sourire à Fred : « Tu t’en vas où comme ça, mon grand? On pourrait peut-être te faire un lift? ». Fred n’a pas beaucoup d’expérience de vie. Il ne sait pas encore qu’il vaut toujours mieux prendre son bain seul. Dans le bain, je me souviens d’une phrase de madame Singh : « suis la direction de la rue Sainte Catherine, va vers l’Est. Suis aussi les eaux sur le Fleuve et porte ton regard au-delà des mers. »

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