Dans Hochelaga-Maisonneuve : Vie privée

Ontario

Au bout de la partie la plus désolée de la rue Ontario, une fortification marque la frontière d’Hochelaga-Maisonneuve. La fortification est tenue par le Canadien Pacifique. La rue Ontario passe sous les voies ferrées. Au dessus, un corps de garde permet de surveiller qui entre. Sous le viaduc, il fait une humidité de vieux château. Une eau sale mouille les pierres en toutes saisons. Pour faire fuir les bourgeois, Hochelaga-Maisonneuve a aussi des usines qui puent : manger à chien, ammoniac, cigarettes, bière, mélasse et levure mélangent leurs effluves. Les maisons pittoresques de ce quartier ont été construites pour des ouvriers dans le temps des petits chars. Les motards les font exploser quand ils sont en guerre. Hochelaga-Maisonneuve ressemble à Sorel ou à Trois-Rivières, mais un Sorel ou un Trois-Rivières qui serait devenu une grande ville. Parvenu à l’intérieur des fortifications on peut observer sur la rue Ontario des exemples du look Hochelaga-Maisonneuve. Un look sportif, avec des marques d’équipement bien en vue. Ce look réussit bien aux sportifs, nombreux dans la foule, mais il va nettement moins bien aux dames, surtout que par ici elles font souvent de l’embonpoint. C’est l’inverse de ce qu’on observe à Outremont, où les femmes visitent souvent leur esthéticienne alors que les hommes font du ventre. Le secret du style Plateau, si parfait chez les deux sexes, tient à ce que le Plateau est situé à mi-chemin entre Outremont et Hochelaga-Maisonneuve.

Ntoszit fež irno

Le mot donit couvrait toutes les notions liées à l’idée de domicile (résidence, maison, foyer, logis, abri, condo, etc.). L’endroit où on mange et où on dort. Donit est un emprunt direct au latin domus. J’ai assez vite réussi à l’acclimater au peplerğ, et même à l’utiliser. Quand je rentre chez moi, il m’arrive encore de dire: «Ti donan fež» (c’est ma maison), ou encore «Donit fež irno» (ma maison est ici), ce qui équivaut à «home sweet home». Je me suis cependant avisé que l’idée centrale qui colle au mot donit est celle de maison, aux associations assez vieux jeu. J’ai donc décidé de tenter de faire de donit un mot désuet et légèrement péjoratif, avec des connotations ringardes de propriété privée. À sa place, j’ai lancé le mot ntoszit. Ntoszit (dont la sonorité est au demeurant bien plus peplerke que donit) provient indirectement du mot anglais floor, dans le sens d’étage, qui comporte des évocations de modernité et d’indifférence au sol. Je suis encore en processus d’adoption du mot ntoszit. Quand je rentre, je m’efforce de dire naturellement « Ti ntoszan fež » plutôt que « Ti donan fež », en espérant que la bouture prenne.

Deux oiseaux

Je sais tout sur les oiseaux. Ils naissent dans des œufs sous forme de larves de moineaux. Au cours de cette première phase de leur vie, les oiseaux chantent pour annoncer le jour. L’hiver, les moineaux sont matures. Ils tombent en hibernation dans des cocons. Ils en sortent au printemps sous forme de pigeons. La phase pigeon représente l’essentiel de la vie des oiseaux. Ils pondent par milliers des œufs gluants d’où écloront les moineaux. Les pigeons mangent des vidanges. Les plus voraces d’entre eux mutent et deviennent des goélands pour la dernière année de leur vie. Le goéland est le stade ultime de l’existence de l’oiseau. Il se délecte des déchets les plus contaminés. Les goélands mangent parfois les œufs qu’ils avaient pondu quand ils étaient encore des pigeons. Les oiseaux qui vivent dans les bois ne se conforment pas au cycle normal des métamorphoses. L’épouvantable environnement dans lequel ils vivent leur fait prendre une variété de formes aberrantes au cours de chacune des phases de leur vie.

Un jour d’été où j’étais en stand-by dans l’Est, j’ai vu sur la terrasse de Radio-Canada un carouge à épaulettes, un oiseau à plumage et à chant non standard. Avec effroi, je me suis senti tomber dans du vide. J’avais presque l’impression de sentir la puanteur des forêts des Laurentides. Quel soulagement j’ai eu en levant la tête de voir les silhouettes du pont Sans-quartier et de la tour de Radio-Canada. Ces Bornes du Réel m’ont prouvé que j’étais encore dans un endroit qui existe pleinement, avec même des strates d’existence accumulées à cause du souvenir de l’ancien Faubourg à Melasse sous le béton de Radio-Canada.

En cherchant le sommeil la nuit suivante, j’ai ouvert en pensée une boîte de souvenirs. L’un d’entre eux datait de 1986. Il avait l’air désamorcé, alors j’ai joué avec lui. Il m’a explosé au visage. J’ai été submergé par la colère et la tristesse. J’ai fait de l’insomnie. Le lendemain matin il y avait un oisillon mort sur la galerie. Un moineau larvaire. Je l’ai balayé vers la rue en retenant des larmes. Un chat n’aurait pas fait tant de sentiment.

IGA

Un homme vole un citron déjà payé dans le panier d’un autre client. Cet autre client l’aperçoit, il fonce vers le voleur et le fixe. Le voleur a peur. Il soupire. Le client dit: «J’allais te tuer, mais tu me montres le chemin de la rédemption. Garde ce citron, je change de vie.» Ce discours cause à l’autre un dégoût si profond qu’il décide de ne plus jamais commettre de vol.

Repas

Manger en courant des biscuits et des bouts de sandwich (des elevator foods), ça nourrit mal son homme au milieu d’une journée de travail. Heureusement, au soir venu on peut trouver des buffets végétaliens, comme celui de la rue Pie IX, avec sa petite musique planante et des images de vaches sacrées sur les murs. Ce restaurant est le lieu de rencontre des adeptes de Sa Divine Grâce Swami Prabhupada, venu en Occident propager le culte du Bhâgavat dharma. Dans le buffet, il y a des tofus dans des sauces de différentes couleurs toutes plus mauvaises les unes que les autres. Plus problématique: il n’y a pas de café dans ce restaurant parce que cette drogue nuit à la méditation.

Il vaut mieux manger une soupe tonkinoise au Phò Viêt. À côté de la caisse de ce vrai Viêt, un café s’évapore. Je dis à la madame que c’est de valeur qu’elle n’ait pas le temps de boire son café. Elle me dit non, c’est une offrande qu’elle fait chaque matin et qui s’évapore lentement pendant la journée. À côté du café, il y a aussi un Bouddha en plastique souriant et très gras. Je trépigne de curiosité. La madame le sent. Elle m’explique qu’elle même est catholique, mais que sa belle-sœur est bouddhiste. Quand elle lui a acheté son restaurant, elle a continué à faire son offrande comme elle pour lui faire plaisir. C’est comme un porte bonheur. La belle-sœur dédiait aussi une cigarette au Bouddha, mais la madame du Phò Viêt s’étouffait en faisant cette partie-là du rite, alors elle a arrêté. Comme le Bouddha continue quand même de sourire, elle s’est dit que le café suffit.

En mangeant ma soupe, je lis des mauvaises nouvelles concernant les ourses du Groenland. Ces ourses souffrent de pseudo-hermaphrodisme. Ce qui signifie qu’il leur pousse des pénis embryonnaires, à cause de polluants qui affectent leur système hormonal. Bien sûr, le Groenland est voisin de la Russie, où rouilent des sous-marins nucléaires. Mais le pseudo-hermaphrodisme ne coulerait pas des sous-marins. Ce serait plutôt un problème de chaîne alimentaire. Chez les ours, qui sont au sommet de la chaîne, les polluants sont très concentrés. Ce phénomène est censé impliquer de graves menaces pour l’être humain. D’ailleurs, l’article rapporte que le taux moyen de spermatozoïdes dans le sperme humain aurait chuté dramatiquement depuis un siècle.

Heureusement, cet article se trompe car nous sommes extérieurs à la chaîne alimentaire. L’alimentation humaine dépend surtout de cinq végétaux manufacturés : le riz, le blé, le maïs, le chou et les patates. J’ai vu une image de ce blé sauvage qui a permis la sédentarisation du Proche-Orient. De l’herbe. Rien à voir avec la plante organo-chlorée dont on fait nos nouilles. Même quand on mange de la viande, elle provient d’espèces manufacturées. La fabrication des aliments nous a permis de sortir des cavernes. Toute avancée sur cette voie est un progrès. La nourriture doit provenir d’une usine pour être propre à la consommation humaine. Mieux, la saveur des aliments doit provenir d’une usine différente que celles d’où on proviennent la couleur et la texture de ces aliments. Ils doivent également subir un passage rituel dans le four micro-ondes pour devenir tout-à-fait kashers. Un grand nombre de commensaux et de parasites se nourrissent d’aliments fabriqués par l’homme et survivent mieux que les espèces qui se contentent du circuit alimentaire naturel et auxquelles il pousse des pénis embryonnaires.

La vie que je n’ai pas

Les murs de mon appartement sont en carton. J’entends tout ce qui se passe chez les voisins. D’ailleurs, je les connais bien. La dimanche, la femme qui habite au 2024 reçoit. Elle prépare du café au lait, des gâteaux aux fruits et des muffins. Elle achète de la charcuterie et du pain de froment à l’épicerie fine sur la rue Maguire à Sillery. Elle trouve toujours des friandises pour surprendre les enfants. Ses invités arrivent à la fin de l’avant-midi. Ses sœurs y sont toujours, ainsi que quelques vieilles amies. Leur père qui vit seul vient aussi parfois. Les invités de la voisine s’habillent bien pour son brunch. Quelques uns reviennent de la messe. Ils ont hâte de se retrouver chaque semaine. Ils s’amusent des histoires qu’ils se racontent. Ils rient des mots des enfants. Ils sont heureux, même quand un enfant fait une bêtise ou que le vieux père s’y prend mal avec ses petits-enfants.

J’ai été boire un pichet de bière à la taverne Davidson. J’étais avec des frères d’arme. Une vieille femme en mauvais état est venue nous parler. Elle s’est lamentée du long trajet qu’elle devait faire à pieds jusqu’à la rue Adam. J’ai très stupidement dit: «Voyons, c’est pas si loin la rue Adam.» Greg lui il a compris la femme et il a fermé sa trappe.

Coucher de soleil

L’Est du quartier est l’ancienne ville de Maisonneuve, une ville modèle de style beaux-arts conçue par un groupe d’hommes d’affaires. Ils ont construits des bains publics, un marché, un hôtel de ville et des boulevards. Des réalisations toutes plus splendides les unes que les autres. Puis ils ont fait faillite et réclamé leur annexion à Montréal. Le même scénario s’est reproduit en 1976 quand le maire Drapeau a fait construire le Stade olympique. Cet éblouissant chef d’œuvre a endetté la Province de Québec jusqu’à la fin des temps et garantit pour toujours son maintien dans le Canada. À Maisonneuve, la rue Sainte Catherine redevient une rue principale pour la dernière fois, reprenant ce titre à la rue Ontario sur un ultime et glorieux kilomètre.

À la fin de sa course, la rue Sainte Catherine bifurque vers le sud. Les ombres sont longues. Sur la rive sud il fait déjà gris et les tours du Complexe Charles-Lemoyne commencent à s’allumer. Le dernier édifice sur la Catherine est une résidence pour personnes âgées. 5200 Sainte Catherine est, près de Viau. Devant cet édifice, la Catherine se fond dans la rue Notre-Dame. Elle naît à nouveau à Pointe-aux-Trembles.

Dans la résidence vit Margaret. Elle se repose sur la chaise berçante en regardant passer les camions sur la rue Notre-Dame. Elle se souvient d’un jour de mai il y a seize ans. Elle habitait encore chez elle sur la rue Théodore. Elle avait été en ville acheter des babioles. L’air sentait bon. Elle avait marché sur Crescent, sur Peel, elle avait bu un chocolat chaud chez Kresge’s. Pour rentrer, elle avait pris l’autobus 15, qui avait roulé lentement jusqu’à Papineau. La Catherine était noire de monde. Dans la fontaine sale de la Place des arts des jeunes pataugeaient. Des enfants, des punks, des courriers qui avaient eu chaud toute la journée.

Margaret s’endort. Plus loin vers l’ouest, un dernier rayon du soleil caresse Montréal. La nuit commence.

Demain matin peut-être, mon réveil va sonner à six heures et je vais partir faire une autre journée de courrier.


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