Au Saguenay : Night life
Le blues de Chicoutimi
Chicoutimi est une ville punk. Les graffitis l’attestent dans le stationnement à étages de la rue Racine. Cette rue a une courbe qui fait qu’on s’y sent en ville, entouré par des édifices superbes, dont un petit gratte-ciel tout blanc qui a longtemps bravé sans fenêtres le vent d’hiver. L’endroit le plus punk de la rue Racine était l’Express. En 1998, le portier de cet établissement extraordinaire a pris une balle dans une fusillade.
La rue Racine est parfois triste. Sur le trottoir, un guitariste joue Hélène et le sang, une chanson des Béruriers Noirs. Il faut qu’il disparaisse à onze heures a cause de son agent de probation. Il me dit: «Imagines-tu un petit gars de 22 ans qui vient me dire que c’est l’heure d’aller me coucher.» Le lendemain, c’est à une madame à la voix maganée que je fais la conversation. Elle revient de voir Laurence Jalbert. Elle me raconte des démêlés pas drôles qu’elle a eues avec une travailleuse sociale: «Imagines-tu, une petite fille de 23 ans qui voulait me dire comment élever mes enfants?» L’hiver ici, il fait –40. La clarté du ciel est la plus parfaite qu’on puisse voir.
Jonquière
Jonquière est la jumelle de Chicoutimi. De même population et situées à 5 ou 6 km l’une de l’autre, les deux voisines sont aussi différentes que possible. Chicoutimi est la capitale régionale. Plus guindée que les autres villes de la région, elle est ornée de monuments civiques, d’un évêché et d’une succursale de l’Université du Québec. En plus, elle est riveraine du Saguenay, ce qui lui assure une façade maritime qui lui donne beaucoup de caractère. Jonquière au contraire est une ville industrielle où tout est coupé carré. L’église Saint Dominique, les tours des résidences du cégep et le quartier planifié d’Arvida présentent un certain intérêt, mais dans l’ensemble la ville est plutôt laide. Elle est par ailleurs enclavée dans un site quelconque. Un peu à l’écart du centre pourtant se trouve un chef d’œuvre: l’usine de l’Alcan. Ce complexe industriel est vaste comme un quartier. Des centaines de cheminées y lancent des fumées multicolores tandis que des lumières ordonnées et innombrables quadrillent le soir.
Le meilleur du remarquable night life du Saguenay se vit à Jonquière, sur la Saint Dominique, rue principale survoltée s’il n’en est qu’une. Les plus jeunes ouvriers des usines constituent avec les étudiants en arts et technologie des médias du cégep la faune des nuits. Ici le style à l’honneur est le dance music, si sous-estimé et si mal aimé, mais dont les siècles à venir sauront sûrement reconnaître la valeur. Les radios commerciales se font pardonner la nuit leur insupportable bavardage de leurs autres heures d’émission en faisant jouer non stop de ce nectar musical diffusé en direct depuis des bars de banlieue. Aucun de ces bars cependant n’arrive à la cheville du Singapour, du Zink ou de l’Audace, les trois grands de la Saint Do. On y voit des toutes jeunes filles exagérément maquillées. Les émanations toxiques de l’Alcan et de la Consolidated Paper font qu’elles ont toutes les cheveux blonds. Les gars eux sont grands et ils ont des cuisses développées par le hockey. Ils ont l’air d’attendre une passe. À Jonquière il y a souvent des batailles, surtout à l’Audace. Ce soir c’est la soirée strip-quiz.. Le strip-quiz, est un jeu questionnaire où on gagne des tours de danseuse. Le meilleur pointeur de la soirée a droit à une double danse à 10 sur scène, diffusée en gros plan par les écrans géants. Quand Cécile est venue de France, c’est sur un blitz cognac qu’on est tombés. Le cognac est la base de l’économie saguenéenne. Un blitz cognac est une coutume locale : un double cognac pas cher pendant 15 minutes, annoncé par des sirènes d’alarme qui déclenchent une ruée vers les serveuses ultra sexy.
Le lac Saint Jean
Le lac Saint Jean est une mer intérieure aux eaux remplies de saumons préhistoriques. Le soir les lumières des centres-villes riverains lui dessinent une côte à la courbe impeccable. On peut faire la tournée des grands ducs avec un canot à rames. Péribonka est un port de pêche miniature où mouillent des bateaux capables d’attraper les ouananiches. À Roberval aussi on sent l’air du large. En plus, on peut voir le beau dôme des Ursulines. D’autres villes se trouvent à l’intérieur des terres sur les grandes rivières qui alimentent le lac. Ces rivières portent des beaux noms innus aux sonorité chuintantes: ashuapmushuan, couchepaganiche, métabétchouan. Les nuits les plus trépidantes se vivent à Dolbeau. Les rues du centre de cette ville sont couvertes par un toit. On se promène d’un bar à l’autre par des corridors. Parmi eux, le Vox Populi a repris du 25 d’Alma le flambeau de la modernité.
Retour
Dan et moi on n’a plus d’argent pour revenir en autobus. On a donc dû revenir en limousine, en se servant du système si pratique qu’on utilise sur le boulevard Talbot: signaler sa présence par une pancarte en carton marquée «MTL».
Le chauffeur de la limousine qui est venue nous prendre était tireur d’élite (snajper en serbo-croate). Il nous a raconté des manœuvres qu’il venait de faire dans le cadre d’un programme de l’OTAN. L’armée américaine s’est fait construire une fausse ville dans le nord de l’État de New York pour l’entraînement à la guerre urbaine. Il nous a parlé des heures de plaisir qu’il a eues. Les jeux de guerre urbaine ressemblent au hockey, mais en mieux, parce que le territoire n’est pas une série de lignes abstraites sur la glace. Je le comprends, moi aussi j’aime mieux jouer dans le vrai territoire de la ville.