Au centre ville : Du Westmount Square jusqu’au complexe Desjardins

Le Golden Square Mile

Au milieu du règne de Victoria, les marchands anglais ont déménagé leurs pénates en haut de la côte du Beaver Hall. En leur honneur, on a appelé ce nouveau quartier le Golden Square Mile. Les nababs du Golden Square Mile habitaient des maisons en pierre entourées de jardins. Le plus puissant d’entre eux avait en haut de la rue des Pins un palais boursouflé du nom de « Ravenscragh ». Cet homme s’appelait Hugh Allen. Il était entre autres président du Canadien pacifique. De chez lui, il pouvait voir quelques unes de ses usines. Sa mort en 1939 a été célébrée par des explosions de joie. Pourtant, on lui doit beaucoup : si Allen avait décidé de planter du coton plutôt que de se lancer dans la grande industrie, on vivrait aujourd’hui à la campagne. Un autre nabab avait le Montreal Star. Il faisait campagne dans ce quotidien pour les guerres de l’Empire. Des mains criminelles ont tenté de dynamiter sa maison en 1918.

Le centre de la vie sociale du Golden Square Mile était le Dominion Square, emménagé sur un ancien cimetière. Sur ce square, un bestiaire de statues célèbre les gloires militaires anglaises. Ces statues ont remplacé des pierres tombales déménagées en charrette sur le Mont-Royal. L’endroit s’appelle aujourd’hui square Dorchester et place du Canada. Entre les branches de ses beaux arbres, on peut voir des vues époustouflantes sur les gratte-ciel, notamment le Sun Life Building et la tour de la banque CIBC. C’est là que les supporters du Canada se sont donnés rendez-vous en 1995 pour appuyer le non au deuxième référendum.

Le Golden Square Mile est aujourd’hui devenu le centre-ville. La plupart des maisons des marchands anglais ont disparu sous les tours, ou sont devenues méconnaissables, camouflées dans des projets qui les «intègrent». Il est difficile de comprendre cette transformation. La ville est déstructurée. Les vieux squares ne sont pas mis en valeur. Partout, les quartiers sont coupés les uns des autres par des autoroutes. À l’intersection du boulevard René-Lévesque, la côte du Beaver Hall s’efface et ressemble à une rue secondaire, alors que la ville est trouée tout près par l’effroyable carrefour des rues René-Lévesque et University, avec ses douze voies de trafic. Au-delà de ce carrefour, on a accompli la grande traversée. Les boussoles ne pointent plus vers place d’Armes, mais vers place Ville-Marie.

Pour nous réconforter en arrivant du Vieux-Montréal, une des statues du Dominion Square a été transformée un inukshuk. Les inukshuks ont été conçus dans la toundra. Ils permettent aux chasseurs inuits de retrouver leur chemin. Ils sont faits en blocs de pierre montés de manière à ressembler à un homme, c’est d’ailleurs ce que signifie leur nom. Leur position et leur forme fournissent des indications sur les troupeaux de caribous. Parfois des vivres et des armes sont placés à leur base. L’inukshuk du Dominion Square a la forme d’un lion. Il porte une dédicace ronflante à la révérée reine Victoria. Mais son vaste socle est truqué. Il contient un petit frigidaire et un petit micro-ondes pour les courriers. Il est toujours rempli de laitue et de tomates, de pain, de mayonnaise et de fromage jaune en tranches, et aussi de Coke, de beurre d’arachide et de biscuits aux pépites de chocolat. L’inukshuk a une petite sécheuse pour les bas trempes, une pompe à air et de l’huile d’hiver ultra visqueuse pour les chaînes bloquées.

Dédoublements

La tour CIBC est un monolithe en fond marin pétrifié, avec des angles droits portés très hauts. Une belle antenne sur le toit de ce Monolithe permet de voir au loin les sommets des tours des autres villes. Son concepteur rêvait que les hommes puissent se saluer tout autour de la terre d’un observatoire de gratte-ciel à l’autre. Par un côté de l’Observatoire à l’Antenne, on voit Québec, et par un autre, Boston, avec la silhouette de New-York en arrière. Mais l’Observatoire est fermé pour que les gens ne puissent pas réfléchir à la question des centres-villes dédoublés. Mais je connais un escalier de secours débarré. Le Vieux-Montréal est le voisin immédiat du Golden Square Mile. À Québec, la Colline parlementaire est à des kilomètres de SainteFoy. Le cap de Québec a la même forme et la même superficie que l’île de Manhattan, qui a deux pôles de gratte-ciel, un à Wall-Street, et un vers Time Square. Je méditais à ces questions quand ma radio a sonné : « Mais qu’est-ce que tu fais? Dépêche toi d’aller livrer le hot shot au 1250 René. Le client vient de nous rappeler. »

Au 1250 René-Lévesque, j’ai livré un colis payable sur réception. J’ai collecté une somme avec laquelle je pouvais me pousser dans le sud jusqu’à Longueuil en métro. Mais j’avais seulement envie de remonter vers Sainte Catherine. De là, j’aurais mieux vu la beauté hypnotisante du Monolithe. Le 1250 René est la tour IBM Marathon, une des plus orgueilleuses structures immobilières de Montréal, avec ses 47 étages, sa silhouette de couteau blanc qui tranche l’air, son hall en bois blond et son extravagant jardin de bambous. Mais on s’y ennuie ferme, surtout dans son food court, qui a la caractéristique d’être accessible uniquement par des ascenseurs. Par les fenêtres de cette salle luxueuse on a une vue plate.

En bas du 1250, un rookie à bicyclette propre m’a demandé où se trouvait la rue Peel. «Tu feras pas du courrier longtemps, toi» que je ne lui ai pas dit par charité. Un bon courrier trouve la rue Peel les yeux fermés. Il doit même pouvoir expliquer que la rue Peel est nommée d’après le Pile pub, un bar de Chicoutimi qui a brûlé en 1996. D’aucuns se souviendront que la Cocaïnomane fréquentait ce bar. Parfois, après trois ou quatre tracks, la Cocaïnomane partait en chasse pour entraîner les gens faire des tours dans sa Camaro.

Un rookie, c’est un courrier novice. Les plus rookies des rookies sont les jeunes qui commencent le métier quand il se met à faire beau. On les appelle les papillons. Ils sont perdus, lents et inefficaces. Ils disparaissent de la route quand ils comprennent que le courrier n’est pas un métier cool, mais un métier de misère. Les vieux courriers n’aiment pas les rookies. Ils leur enlèvent de la job. Les dispatchs les engagent parce qu’ils ont toujours besoin de bras, mais ils ne se fient pas tellement à eux. J’ai eu une bonne idée de commencer ma carrière en hiver, une journée de tempête, et d’avoir prouvé tout de suite que je connaissais la ville.

Des fois pour prouver qu’on n’est pas des rookies, on fait la course avec d’autres courriers. La meilleure amie du plus rapide, c’est l’inertie : un petit élan d’avance avant la lumière rouge, et c’est la victoire. Les facteurs psychologiques pèsent aussi beaucoup. Un air déterminé peut intimider un adversaire. On se dit « ah, il doit avoir un hot shot à livrer. » D’ailleurs, rien n’est mieux pour clancher tout le monde que d’avoir pour de vrai des hot shot à livrer plein son sac. C’est le secret des sports. Au hockey les joueurs sont plus sûrs d’eux et plus combatifs si ils savent qu’ils impressionnent les adversaires. C’est une bonne chose que les apparences fassent leur effet. Un civil en bicyclette qui ferait la course contre un livreur de courrier serait une nuisance. Comme un char qui s’amuserait à faire la course contre une ambulance.

Mauvaise humeur

Ce que j’entends m’énerve quand j’écoute les gens qui se parlent dans l’ascenseur ou dans la rue les jours où je suis de mauvaise humeur.

Sur Saint Antoine un monsieur a raconté à sa collègue comment il avait eu de la misère à se rendre jusqu’au métro Angrignon à cause des moyens de pression des chauffeurs d’autobus. Il a dit «heureusement que j’avais mon livre, sinon je me serais ben suicidé.» J’ai pris soin de ne pas regarder le livre en question, pour m’épargner une déception. Quand j’ai vu plus tard une femme avec un sac de la bibliothèque municipale de Laval, je me suis imaginé l’apostrophant : « han, il y a une bibliothèque municipale à Laval! Voyons madame, ça se peut pas, personne sait lire à Laval… À moins que leurs collections, ce soit des circulaires et des coupais-rabons des centre d’achats. »

Sur McGill College, j’ai entendu raconter à propos d’une femme qu’elle s’était achetée un Cherokee « dans le temps que c’était à la mode » et qu’elle avait perdu beaucoup d’argent en le revendant à perte (ce char n’est plus à la mode!?). Elle n’aimait pas la suspension. Au 1000 Sherbrooke, c’est sur le ton de la blague qu’une autre madame de ce genre exprimait son paysage intérieur. Elle voulait un mari « not rich, but obscenely rich », comme ça elle pourrait avoir son hélicoptère « to take me wherever I wanna go ». Ses petites amies riaient. Moi je me mangeais avec dégoût un Petit Écolier Lu double-chocolat en ayant hâte d’arriver au rez-de-chausée.

Au 2000 Peel, je vois souvent une femme. Elle a une bouche sensuelle et elle fume des cigarettes. Elle pue le parfum. Elle minaude avec ses collègues. Elle porte des vêtements noirs chers en pensant qu’elle a un air sophistiqué. Je lui trouve une vulgarité infinie, puis je me déprime: qui suis-je pour parler?

Au 1010 de la Gauchetière, c’est à des confidences que j’ai eu droit. La réceptionniste était frustrée. Un collègue venait de se vanter qu’il partait en vacances trois semaines. Elle m’a même dit: « I don’t give it a screw », expression que je ne connaissais pas. Quelle drôle de réaction. S’imaginer des besoins de vacances, c’est vraiment vouloir s’inventer des problèmes. Je me suis promis que si j’en prends un jour, je vais aller en Pologne au mois de novembre. Si je vois un seul rayon de soleil pendant mon séjour, je vais réclamer un remboursement à mon agent de voyage.

En montant University, je me suis arrêté à la lumière au coin René-Lévesque. Un monsieur dans son char m’a demandé où c’était la Place Ville-Marie. Je lui ai montré la PVM juste en face de nous pendant qu’il s’excusait en me disant qu’il ne vient pas de la région. Il a traité Montréal de région! Il ne sait pas ce qu’est une ville. Je sais pourquoi: comme les automobilistes habitent dans des nulle part, alors ils sont habitués à diviser le territoire en « régions » imprécises et sans substance. Ils voient le monde à travers des vitres: les vitres de leur char, et l’écran de leur TV. C’est ce qui explique aussi leur ignorance crasse. Mais qu’est-ce qu’on leur montre à l’école? Les Anciens disaient: « il est si ignorant qu’il ne sait ni lire, ni nager, ni reconnaître PVM».

Les mauvaises nouvelles

Dans la salle de courrier d’un syndic de faillite, je croise un facteur que je connais. Je lui révèle qu’on tire sur les messagers qui apportent des mauvaises nouvelles. Il me répond : « Fais toi-s-en pas mon grand, si c’était vrai, ça ferait longtemps que je serais mort. » Je lui dis que chez Rapido on prend pas de chances, on garantie aux clients des bonnes nouvelles.

Mais Rapido transporte des documents qui règlent le sort de réfugiés politiques. On livre pour le Tribunal de l’Immigration et aussi pour les avocats qui plaident des causes de réfugiés. À la porte de l’ascenseur de la Commission de l’Immigration, il est écrit sur un panneau bleu : « Attention : Espace confiné! ». Je me demande si cette pancarte est placée en pensant aux réfugiés qui ont subi des tortures, ou si un tel avertissement est habituel dans les bureaux du gouvernement fédéral. Une fois, j’ai livré pour le Tribunal une lettre adressée à un nommé Khorsami. J’avais comme adresse un restaurant de shish-taouk fermé. J’ai beaucoup sonné, ainsi qu’on le fait toujours dans de tels cas. L’homme qui a fini par me répondre m’a bien fait sentir que je le dérangeais. Il n’en voulait pas de ma lettre. Il regardait avec haine ma seule gueule de huissier. Il a signé le bon de livraison en alphabet arabe. Je n’ai pas osé lui demander de transcrire son nom.

Une ruelle

En excavant dans un tunnel, des employés du métro ont trouvé une porte de l’enfer avec une clef sur sa serrure. L’Agence métropolitaine de transport a appelé Rapido pour envoyer les clefs trouvées aux autorités compétentes. C’est à moi qu’a échu la mission de les livrer à l’archevêque.

J’ai pris un raccourci pour accomplir cette mission. Entre la rue Mansfield et la rue Metcalfe, une ruelle permet d’atteindre le Dominion Square en évitant Sainte Catherine. Dans cette ruelle se trouve près d’un tas de bois à brûler l’entrée du temple de Baal. C’est là que madame Melançon va se ressourcer avant sa semaine de travail au service de recouvrement de la Banque. Le culte de Baal requiert d’égorger des victimes sur un autel de basalte. La rue Metcalfe s’appelle en fait secrètement la rue Metlamb, la rue de l’Agneau Métropolitain, en l’honneur de l’Agneau sacrifié. Plus bas, son nom change, elle devient la rue de la Cathédrale. Quant à la rue Mansfield, c’est la rue du Champs-de-l’Homme, où les hommes ont fait germer jusqu’au ciel des épis de pierre.

Sur Mansfield le courrier se rappelle que comme le fermier il vit au fil des saisons. Le 3 juillet déjà, il le voit que le soleil a commencé à prendre le chemin de l’automne. Il connaît aussi intimement la pluie des longs jours d’avril passés le cul mouillé, et la canicule qui épuise et fait puer. Il sait quelles parties de son corps risquent de geler s’il fait -20, et il sait comment s’habiller pour rouler quand même. En mars, il est écœuré de manger de la slush depuis quatre mois et il attend les heures de grâce du premier printemps, quand les secrétaires vont l’envier d’être dans la rue. Il se rappelle que le passage à l’heure d’hiver annonce l’heure de pointe de la fin d’après-midi dans le noir au mois de novembre, suivie d’une période où la neige tombe et éclaire les rues en reflétant les lumières. Le fermier a ses joies. Le courrier a le privilège de rouler et de vivre sur un sol creux. Sous lui partout des canalisations, des tunnels, des fondations, des caves et des vestiges. Certaines plantes prospèrent sur une terre remuée par les escargots, l’être humain lui pousse ses tours vers le soleil quand son terroir est parcouru par un métro.

Place Ville-Marie

Place Ville-Marie est l’endroit le plus construit de Montréal. La terre y est remuée le plus profondément et les hauteurs les plus élevées sont atteintes. Ce vaste espace a été investi par le Canadien National, qui a acheté des terrains en 1912 pour construire une gare. Le dessein du CN était de percer un tunnel sous le Mont-Royal pour faire aboutir ses voies près des gares des compagnies rivales. Pendant trente ans, une fosse sur la rue Dorchester a attendu que la conjoncture permette de la boucher. Après deux guerres et quatre crises économiques, toutes les parties du projet grandiose ont été complétées. On a construit la ville souterraine dans le trou, en lui raboutant le métro. Au-dessus a poussé la grande forêt des gratte-ciel. Le changement d’échelle a rendu l’argent abstrait. Montréal était prête pour les cartes de guichet automatique.

Malgré son âge, la tour du 1 Place Ville-Marie est restée le gratte-ciel le plus stratégique de Montréal. Après le travail, la belle jeunesse qui fait fortune au centre-ville converge vers le bar 737 à son sommet. Les courriers fument juste en bas quand ils sont en stand-by durant la journée. Un hall de gare se cache sous la surface. Sous terre, les emménagements du CN irradient vers le Dominion square, vers la rue McGill et vers la partie le plus dense de la rue Sainte Catherine.

Je ferai plusieurs livraisons sur le plateau Mont-Royal cet après-midi. À chaque endroit je parlerai aux secrétaires des merveilles de Place Ville-Marie. C’est dans son grand hall aux 32 ascenseurs qu’on se sent le plus occupé. Je tourne les coins à toute vitesse, je choisis dans laquelle des branches de ce gratte-ciel en croix je me rends. Je rate un départ express vers le haut. J’appuie sur le bon bouton. La cabine arrive. Un groupe de passagers élégants s’élance dans toutes les directions. Je décolle à mon tour vers le 29ième étage. Je ramasse l’enveloppe qui va sur Saint Joseph. Je monterai la rue McGill, je couperai par des Pins. Je retournerai plus tard vers PVM et je raconterai des histoires qui parlent du Plateau que j’aurai visité.

Les labyrinthes

En 1960, les architectes ont abandonné la rue à l’automobile pour créer à l’intérieur des espaces publics artificiels. En 1920, les gratte-ciel étaient bien intégrés dans leur quartier. Ceux de 1970 sont posés n’importe où, autosuffisantes forteresses de la modernité. Ils présentent à la rue des façades aveugles et camouflent leurs entrées aux passants. Quand on trouve enfin une porte, il faut encore traverser un dédale d’espaces intermédiaires avant d’accéder vraiment à l’intérieur de l’édifice. On arrive finalement dans un atrium. Au-dessus s’élèvent trois ou quatre tours, les différentes « phases » du complexe immobilier. L’atrium du 1000 de la Gauchetière a une grande patinoire ouverte à l’année. Le Faubourg Sainte Catherine a la mère de tous les food courts. Une fête permanente s’y tient. Quant à Place Bonaventure, c’est un vase clos. On y vient en congrès. Sous la cloche de béton, des restaurants permettent aux congressistes de vivre les expériences culinaires promise. Ils verront peut-être même de la neige en prenant leur taxi vers l’aéroport. Les seuls Montréalais qu’ils croisent sont ceux qui travaillent à Bonaventure, ou alors d’autres participants au congrès, qui se sentent autant en voyage que s’ils étaient à Chicago.

Les complexes immobiliers impénétrables ne laissent pas non plus facilement s’échapper ceux qui ont réussi à atteindre leurs entrailles. À Place Bonaventure, il faut éviter de s’aventurer dans les corridors inconnus et lugubres. On trouve souvent par là des messagers qui sont morts de faim après avoir erré longtemps sans retrouver leur chemin ni rencontré âme qui vive. Qui entre à Place Ville-Marie par le niveau des boutiques est également perdu. La foule désorientée qui se presse entre les vitrines grossit depuis 1965 à chaque fois qu’un travailleur des tours ou un promeneur aventureux s’y est fait piéger. Les employés des boutiques et des restaurants prennent soin de les nourrir et de les habiller à la toute dernière mode, mais ils sont condamnées à tourner en rond à jamais, rajeunis perpétuellement par des applications de crèmes dispendieuses. Les seuls qui s’en tirent partout sont les marcheurs. Les compagnies de courrier en ont parfois quelques uns, souvent d’anciens cyclistes qui ont eu des accidents. Ils passent leur journée dans le centre ville, à boiter dans les tunnels. Ils transmettent les rumeurs et se font respecter des cyclistes qui en ont peur.

Exciting downtown

En 1890, le déménagement du magasin Morgan de la rue Notre-Dame au carré Phillips a donné à la rue Sainte Catherine une vocation de grand bazar. Une demi-douzaine de grands magasins fabuleux ont été ouverts côte à côte. Chacun d’entre eux contenait le monde entier. Leur gloire a duré un siècle. La fermeture du Kresge’s, le plus humble d’entre eux, a annoncé la débandade. Aujourd’hui, on ne trouve plus que des produits à la mode sur Sainte Catherine. Impossible de s’acheter des biens utiles comme des bas de laine ou des tripes de rechange.

Les centre commerciaux souterrains qui ont remplacé les grands magasins sont une attraction touristique de premier ordre. Mais ils ne sont que des version exagérées des centre d’achats de banlieue. Leurs galeries sont éblouissantes de nouveauté illusoire, toujours en travaux, toujours en transformation, comme les inutiles produits qu’ils mettent en valeur. Le lendemain d’une beuverie, leur agitation procure un bon délassement. Le plus ancien des centres d’achats souterrains s’appelait les Terrasses. Une chanson disait «Quand je déprime, j’prends le highway vers Sainte Catherine, je m’en vas magasiner downtown down-own-town» (mais qui donc chantait ça?). La Sainte Catherine de la chanson, c’était les Terrasses, vulgaires, modernes et pétillantes. Au plus profond de ce centre d’achats, il y avait un Sbarro Pizza, une espèce qui a disparu de Montréal quand les Terrasses ont été démolies. À leur place, on a construit le centre Eaton, qui est plus fonctionnel.

J’ai découvert la rue Sainte Catherine vers la fin de l’âge d’or des grands magasins. C’était l’été. Je campais chez des amis de mes parents qui étaient fermiers. Ils vivaient près de Drummondville. Un des fils de cette famille avait mon âge. Ses parents nous ont envoyé faire une virée à Montréal. Jean-Marc et moi avons vécu le dernier feu de notre amitié durant le trajet en autobus. On avait regardé ensemble les collines montérégiennes. Quelques jours avant, je lui avais proposé de prendre de la drogue. Il avait refusé avec indignation. J’avais eu honte. En ville, Jean-Marc voulait faire une activité qui ne m’intéressait pas. Je l’ai planté là. Je suis allé sur la rue Sainte Catherine monter les escaliers roulants jusqu’au huitième étage des magasins. Rendu en haut, je redescendais vers le métro. Au sous-sol chez La Baie, il y avait des soldes. Une femme a demandé à une vendeuse si elle avait le même modèle en vâille lâillme. Ça voulait dire vert lime en accent montréalais. Chez Simpson, Pierre Lalonde animait un événement promotionnel. Il a fait venir à lui une gagnante. Elle gloussait. Il a dit «She’s been sitting in here for weeks» pour faire rire les autres madames. J’ai vieilli d’un coup à comprendre son jeu de séducteur. Tout comme je prenais de l’avance sur mon niveau d’anglais à saisir ce curieux «have been …ing», qui est à la fois du passé et du présent continu. J’ai de la chance d’avoir assisté à cette scène. Le Simpson n’en avait plus que pour quelques années.

En face de La Baie, l’orfèvre du carré Phillips protège son échoppe avec des portes blindées. Ses vitrines minuscules regorgent de diamants et d’or. La vénération des matières précieuses est une coutume d’hommes préhistoriques. L’invention du plastique a commencé à nous en libérer. Auparavant, des architectes romains avaient déjà conçu le béton, dont sont faits le Panthéon et le Colisée. Les Grecs étaient moins en avance. Leurs monuments étaient en marbre et leurs villes n’avaient que quelques dizaines de milliers d’habitants. Malheureusement, la recette du béton a été perdue pendant quinze siècles. Sa redécouverte a permis à l’humanité de faire la conquête du gratte-ciel. Tous ces progrès ne doivent cependant pas nous illusionner: nous vivons encore en des temps primitifs. Dans cinq siècles peut-être, la Modernité sera accomplie.

L’ange de la Fraternité

Les secrétaires tiennent un rôle pour femmes de jadis. Des subalternes bien mises. Elles ont leur pupitre bien décoré à la sortie des ascenseurs et ne voient rien de la vue sur la ville qu’ont leurs patrons aux bureaux vitrés. Elles sourient aux visiteurs. Elles incarnent des fantasmes, surtout ceux des courriers. Souvent, elles sont aussi nos sœurs. Greg un jour avait son T-shirt de Black Sabbath. C’est le groupe favori de Wendy de chez Van Berkom. Ils ont parlé un peu de Ozzy. Depuis, ils vont parfois fumer ensemble dans l’escalier de secours. Les secrétaires qui sont installées à leur pupitre parce qu’elles sont la fille du boss dessèchent d’ennui. D’autres sont aliénées. Une station de radio les abrutit toute la journée avec des chansons d’amour. Une de ces secrétaires demande au courrier dégoulinant s’il pleut encore dehors. Le courrier répond une bêtise. Il la rudoie parce que l’enveloppe n’est pas prête. Il pense: « encore une épaisse qui parle pour rien dire à la place de faire sa job». Il ne s’aperçoit pas que cette secrétaire se débat avec le désir de s’enfuir. Ce désir la fait souffrir parce qu’elle manque d’audace. Elle veut que le courrier lui confirme que le mauvais temps rend bel et bien toute évasion impensable. En juin, elle aura l’impression de partir enfin quand elle prendra deux heures pour manger son lunch sur une terrasse.

Plusieurs secrétaires sont des pros. Elles sont capables de faire plusieurs choses en même temps. La secrétaire de l’agence de voyage sur la rue Drummond peut demander avec un regard le numéro du billet d’avion que le courrier est venu chercher. Elle trouve le billet et lui remet, tout en continuant à régler au téléphone le problème du passager coincé au Maroc. Certaines secrétaires sont des chiens de garde féroces. Elles sont imbues du prestige du bureau qu’elles représentent. Elles peuvent être méprisantes, mais les courriers peuvent gagner leur respect en leur montrant qu’ils ont eux aussi un caractère d’acier. Durant la Semaine des secrétaires, le grand boss les amènent dîner au restaurant cher. Ils en profitent chaque année pour discuter de problèmes importants. Si les secrétaires faisaient la grève, l’économie s’effondrerait en quelques heures.

Dans les bureaux vitrés derrière les secrétaires, un groupe de femmes forme une communauté unie par un pacte d’assistance mutuelle. Ces femmes ont des dons de sorcellerie. La femme à la cape bleue a des pouvoirs sur les ascenseurs. Elle peut les faire arrêter et les faire repartir à son gré. Elle peut faire monter les cabines qui descendaient, et faire descendre celles qui montaient. Une autre de ces femmes s’appelle madame Tremblay. Elle travaille pour la Banque. Ses collègues apprennent avec elle à s’abandonner au sort commun. Ils savent qu’ils sont des élus qu’elle libère du souci affreux de la convoitise. Plus haut dans la tour de la Banque travaille Nathalie Blanchet, la plus puissante et la plus mystérieuse de ces femmes. Devant elle s’inclinent avec crainte madame Melançon et ses coreligionnaires. Depuis 1971, Nathalie Blanchet participe à chaque printemps à des jeux osés au party des étudiants des HEC. Ces jeux la régénèrent. Elle redevient ensuite une jeune diplômée qui commence sa carrière. Chaque cycle augmente sa beauté et son autorité. Un été, elle a été en grève. Elle avait une pancarte et aussi un soutien-gorge neuf qu’elle portait pour aller boire au Saint Sulpice après sa journée de piquetage. Ces femmes associées choisissent ensemble la gardienne de Patria. La déesse leur porte chance.

Le post-modernisme

Après 30 ans de fonctionnalisme austère, les post-modernes ont remis l’ornementation en faveur dans les années 1980. Ils prétendaient proposer un renouement lucide avec le vocabulaire architectural du passé. Mais le style post-moderne s’est vite mis à se caricaturer lui-même, en faisant un usage abusif des parures. Le poncif post-moderne le plus reconnaissable est le triangle rouge en fer au-dessus des portes d’édifice, comme celui qu’on voit sur Sherbrooke, au siège de Loto-Québec.

Le post-modernisme a marqué Montréal. Plusieurs églises ont pour voisines des tours qui les pastichent. Ces églises avaient elles-mêmes été construites dans des styles laborieusement imités. La tour des Coopérants a été érigée en même temps qu’on creusait une crypte à magasins sous la cathédrale anglicane Christ Church. Tout ce projet est parsemé de références au style néo-gothique de la cathédrale. On photographie beaucoup la fausse flèche moyenâgeuse de cette cathédrale surmontée d’un gratte-ciel assorti. La tour a été surnommée le flamant rose à cause de sa couleur irrévérencieuse. Le fini très lisse des gratte-ciel post-modernes donne l’impression qu’ils sont des jouets en blocs Légo. Mais la maison des Coopérants ainsi que le 1501 McGill sont en fait des silos à missiles qui datent des derniers temps de la guerre froide. Ils fonctionnent comme des gratte-ciel ordinaires, mais leur centre est creux et cache un missile balistique intercontinental, un ICBM. Le haut commandement américain les a désamorcés quand Eltsine est devenu le président russe.

Le post-modernisme architectural est mieux représenté à Montréal par une musée et un centre commercial. Le musée est le Centre canadien d’Architecture, qui ne comporte aucun ornement superflu. Le style de ce musée rappelle les aspects les plus réussi du fameux Palatul Parlamentalui, le palais que s’était fait construire le tyran Ceausescu à la place du vieux Bucarest. Quand au centre commercial post-moderne, il s’appelait le centre Borduas et il a été détruit en l’an 2000. L’Agence immobilière de Montréal avait fait construire ce centre d’achats à Rivière-des-Prairies en 1985. C’était un éléphant blanc. Il est resté inoccupé. À sa fin, ses volumes proportionnés étaient rendus plus beaux encore par leur inachèvement et leur décrépitude.

Arrêt d’autobus

Vers 12 ou 13 ans, j’ai commencé à explorer Québec en autobus. J’avais mon laissez-passer mensuel. J’essayais toutes les lignes. De mon perchoir sur le banc d’en avant, je me construisais une vision en tunnel de la ville. Je dépendais trop des autobus, je n’imaginais pas ce qu’il y avait entre les circuits. Le but de mes promenades c’était surtout les centres commerciaux, si animés et si lumineux, que je connaissais par cœur. En secondaire II, j’ai fait mon voyage d’autobus le plus réussi, dans la 35, entre place d’Youville et l’Atrium de Charlesbourg. Ce devait être en octobre. Il pleuvait. Dans la chaleur de l’autobus, j’avais un point de vue superbe sur le quartier Limoilou.

À cette époque, j’ai vu à la télévision une scène montrant des gens en train d’attendre l’autobus au centre ville de Montréal. J’en avais été foudroyé d’intérêt : quel est le numéro de l’autobus qu’ils attendent? pour se rendre où? J’ai songé avec vertige à ce que devait être le réseau des autobus à Montréal. J’ai l’impression d’avoir assez bien photographié la scène dans ma mémoire pour pouvoir la localiser au 630 René Lévesque ouest. L’autobus qu’on peut attendre à cet endroit est la 150 René-Lévesque, ou l’R-bus 535, ou la 410 express Pointe-aux-Trembles.

Les chauffeurs d’autobus détestent les courriers cyclistes, tout comme d’ailleurs les livreurs en camion, les chauffeurs de taxi, les cochers et les autres travailleurs de la route. Nous le leur rendons bien. On est constamment dans le chemin les uns des autres. Les plus enragés contre nous sont les chauffeurs de taxi. On énerve aussi beaucoup les policiers, mais ils tolèrent la plupart de nos infractions. Les autobus font des victimes parmi les cyclistes. Beaucoup de miroirs ont été fracassés par des cadenas de bicyclette après des altercations. Mais je trouve que les autobus sont les hôtes les plus légitimes de la route. Je réserve ma haine aux automobilistes individuels. Certains viennent au centre-ville avec leurs tous-terrains équipés pour leurs loisirs. Ils gardent le contact avec leur enfant intérieur. Ils ont des fonds de pension et des systèmes de sécurité. Ils ont le droit de prendre de la place, ils paient des impôts. D’autres expriment leur précieux individu par des collants sur leurs pare-chocs. Les plus dangereux sont ceux qui portent des collants d’organisme de charité (la fondation Myra), ou pire encore, des invocations religieuses (God co-pilot). Ceux-là sont incapables de douter de l’absolu de leur bon droit. Si on les retarde, ils klaxonnent furieusement. Ils sont à l’abri dans leur boîte en fer. Dix fois par jour, on leur pointe le majeur. Ils continuent dans l’insouciance leurs manœuvres meurtrières. Ils ne se sentent pas responsables les jours d’alerte au smog. Dans leur habitacle climatisé, ils parlent au téléphone.

Catastrophes

Mélanie avait rencontré Marco au Bleuet Noir. Il passait par là paré de sa chevelure verte. Mélanie a remarqué combien les parties de son corps étaient bien assorties les unes aux autres. «J’t’ai vu passer en bicycle l’autre jour.» C’est là que Marco à son tour avait remarqué les belles formes de Mélanie, et son nez retroussé. Ils savaient qu’ils s’aimeraient, alors ils prenaient leur temps. Ils sont allé ensemble à Saint Jean. Ils ont fait l’amour tout l’été. Mais Marco s’est fait ramasser par un char. Les conducteurs de Volvo, c’est vraiment eux les plus cons. Mélanie a un bébé dans son ventre pour se souvenir.

Le trou dans la barrière entre les deux voies de la rue Peel, c’est à cause de l’accident du martin-pêcheur. Au coin de Lucien-Lallier, c’est Chris qui est passé à travers la vitre d’un char. Il est en prison en vie sur sa chaise roulante. L’automobiliste n’a rien eu. Il est irresponsable. Sur la rue Sherbrooke j’ai eu de la chance. Je me suis fait frôler. Un incident très mineur. Une autre fois sur Saint Laurent la femme qui a ouvert sa porte sans regarder m’a reproché la bosse sur sa carrosserie quand je me suis relevé de mon vol plané. J’en ai traité une autre de crisse d’épaisse quand elle m’a klaxonné après. J’ai crié comme un animal. J’en ai eu mal à la tête après, et mes tympans chauffaient.

La route rend superstitieux. Les courriers ont souvent des porte-bonheur. J’ai été voir une voyante. Madame Singh. Je lui ai demandé si j’allais mourir sur la route, ou si j’allais rester paralysé après un accident, ou encore si j’allais me faire traîner par un char sur la rue Maisonneuve, la face qui frotte sur l’asphalte. La voyante m’a répondu que j’allais vivre à toute vitesse et qu’ensuite les choses s’arrêteraient. Je n’étais pas satisfait. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Elle m’a serré le bras en me regardant dans les yeux et elle a écrit des phrases sur des bouts de papier. Elle a mis les papier dans un sac de plastique et elle en a pigé un qu’elle m’a tendu. Il y avait une phrase en marathe sur ce papier. Je l’ai perdu avant d’avoir trouvé un moyen pour le déchiffrer.

J’utilise aussi des phrases d’exorcisme contre les périls de la route. Quand ma bicyclette fait un bruit suspect, quand j’ai une panne ou une crevaison, quand je m’aperçois d’une catastrophe que je viens de frôler ou de l’ampleur d’un risque que je viens de prendre, je dis en pensée à mon dispatch la phrase qu’avait dite à la tour de contrôle le commandant d’un avion en perdition : « Require immediate landing. » Cette phrase me redonne également courage quand j’ai trop chaud, trop froid, trop faim, que je suis trop lourdement chargé ou que j’ai trop envie de pisser. Quand je respire les miasmes d’un véhicule particulièrement puant ou que je sens sa chaleur fétide, je chante alors : « Je me parfume aux oxydes de carbone et j’ai peur de savoir comment je vais finir. », une chanson de Francis Cabrel. Quand je suis en train de foncer dans du trafic dense, ce que je me chante c’est « You’ve got 20 seconds to live » sur un air techno. Dans le trafic dangereux, je pense aussi parfois à Warm Leatherette, une chanson qui dit : « Quick. Let’s make love, before you die. ». Cette chanson raconte un accident de la route. Je l’avais presque oubliée pendant plusieurs années, mais j’en gardais en mémoire les mots «the luminescent flesh». La chair luminescente. Je trouvais à ces mots une poésie métaphysique, évoquant une transfiguration de la chair. J’ai ensuite ré-entendu Warm Leatherette, pour m’apercevoir avec surprise qu’un vers dit en fait:

« You see your reflection in the luminescent dash.

The handbrake penetrates your thigh. »

L’avorteur

Stef a descendu la côte à l’envers du sens unique. Il y avait beaucoup de trafic, alors il est passé par le trottoir. Il roulait beaucoup trop vite. Il n’a pas regardé ce qui s’en venait en arrière des maisons au carrefour en bas de la côte. Il a foncé sur une femme. La femme s’en est bien tirée, mais le bébé qu’elle portait dans son ventre est mort sur le coup.

Coquetterie

En roulant comme une machine pour me faire féliciter chaque jour par mon dispatch, il m’arrive de faire des erreurs de lecture. Mes yeux voient 600 sur la messagerie texte de ma radio, mon cerveau complète …de Maisonneuve, alors qu’il est écrit 600 de la Gauchetière. 10 minutes de perdues à aller dans la mauvaise tour. Aujourd’hui j’ai fait pire: j’ai lu PVM à la place de Complexe Desjardins. Une erreur de presque un demi km. Mais mon dispatch m’a dit : « pas grave, tu passeras par la rue Mayor. »

Il pleut ce matin. J’ai mis mes bottes en caoutchouc et mes culottes anti-pluie du surplus de l’armée. Dans un hall à miroirs de la PVM, je pense avec satisfaction que mon totem est ascenseur ultra rapide. Un autre courrier me surpasse, il est couvert d’une belle couche de bouette. Il se sourit. Je vais m’embellir moi aussi en allant rapidement vers l’est pour ratrapper ma gaffe.

Montréal est le genre de ville qui a une industrie de la mode. La rue Mayor est un vestige des ateliers de confection qu’il y avait autrefois au centre-ville. On y prépare encore de la fourrure dans des édifices construits dans les années 1950. Des édifices transistors, des édifices moteur chromé. Leurs rez-de-chaussée sentent le désinfectant. Je monte au dixième étage en pensant avec dégoût aux peaux de bêtes sur les mannequins. J’entre dans un atelier. J’attends une lettre pas prête. Mon nez se met à couler à cause des poils en suspension. Les allergies sont l’intelligence du corps, une saine réaction à toute présence animale.

Les complexes

La construction du Complexe Desjardins par le Mouvement Desjardins en 1970 était un acte d’affirmation nationale, comme la construction de sa voisine la tour de l’Hydro-Québec. Les institutions québécoises voulaient affirmer leur modernité par des gratte-ciel. Mais elles ont fait le curieux choix de s’installer à la frange est du centre ville plutôt que d’investir directement le Golden Square Mile. Les pieds de ces tours touchent aux restes de l’ancien Red Light.

Le Complexe Desjardins est aussi vaste que la Place Ville-Marie. Il occupe brutalement un espace trop massif qui ennuie les piétons sur la rue Sainte Catherine. Les festivals touristiques de l’été se déroulent précisément à cet endroit. Ils permettent à la foule de se voir dans le même coup d’œil que les quatre belles tours du Complexe. À l’intérieur, l’atrium Desjardins a beaucoup d’ambiance. Cet espace couvert pourrait abriter toute la place d’Armes. On y entend une musique de fond terne, mais l’endroit est si exaltant que les chansons de Joe Dassin chavirent le cœur autant que si on ne les avait encore jamais entendues. Toutes sortes de spectacles sont donnés dans l’atrium : des enregistrements d’émissions de télévision, des téléthons, des lancements de disques, sans parler de la grande revue de la fête du Têt. Une année, un étudiant de l’Université de Montréal avait fait sensation en interprétant une chanson en vietnamien qu’il avait composée pour l’occasion. Déjà, il avait émerveillé ses professeurs en apprenant rapidement cette langue difficile. Après son triomphe au Complexe, il s’était fait décerner une bourse pour un stage à Huê. Le Complexe Desjardins est aussi le nœud du deuxième réseau de la ville souterraine, qui est en fait un seul tunnel connecteur permettant une promenade pleine de variété entre la rue Ontario et le quartier chinois, en passant par la cité administrative dédoublée.

Montréal est régie par deux États : le Fédéral et le Provincial. Elle est la pierre angulaire pour l’un et l’autre de ces deux États. Leurs capitales sont des grandes villes satellites qui guettent Montréal à distance. Les deux États se disputent perpétuellement sur le partage de leurs pouvoirs. Le Fédéral cherche à en concentrer davantage, le Provincial cherche à s’émanciper. Chacun se bat avec les armes de leur forte légitimité nationale et idéologique. En 1995, le Provincial a failli réussir son émancipation. Il a tenu un référendum. Mais il avait à sa tête un disciple d’Érostrate, le roi grec qui a incendié un temple pour que l’histoire n’oublie pas son nom. Au palais des Congrès, le chef du camps provincial a transformé par des mots de pyromane une presque victoire en naufrage décisif de sa cause.

Les États antagonistes ont leurs délégations face à face sur le boulevard René-Lévesque. Le Provincial occupe une bonne partie du Complexe Desjardins, ainsi que plusieurs étages de la tour de l’Hydro-Québec. Le Fédéral a ses bureaux au sud du boulevard, dans le Complexe Guy-Favreau, avec une aile à part pour le Revenu. Si les choses s’envenimaient, le tunnel entre les deux Complexes pourrait servir à l’échange des espions. Tous ces édifices présentent le type des pompes que déploient les États technocratiques. Ce sont des architectures qui chantent la rationalisation des modes de gestion, la prestation en temps réel des services aux contribuables, la décentralisation concertée entre les intervenants. Au poste de contrôle du Revenu provincial, la préposée qui délivre les badges d’identification porte le très seyant uniforme de la compagnie de sécurité privatisée.

Le Complexe Guy-Favreau a lui aussi un atrium. Sa partie nord sert surtout aux fonctionnaires. Il s’y tient chaque année un Festival de la Fonction publique. Une scène est dressée avec un décor pitoyable de fleurs en papier. Des employés de l’État occupent des places dispersées. Ils restent seuls, chacun de son côté. Cette activité n’est pas une récréation. Ils sont encore hébétés à l’heure du café matinal. Un motivateur arrive sur la scène. Il utilise les procédés que la psychologie organisationnelle invente pour augmenter la productivité. Il demande à ses spectateurs quelle couleur pourrait le mieux représenter la fonction publique. Le soir, un gala va récompenser les plus ponctuels et les plus assidus.

Le fond de l’atrium du Complexe Guy-Favreau rejoint le quarter chinois. Des vieux Chinois papotent sur des bancs de parc installés près des portes. Une librairie vend des livres pleins d’idéogrammes. Un salon de coiffure propose des coupes à l’orientale. Les architectes du Complexe ont voulu créer une place publique typique d’un Yunnan imaginaire. L’endroit où la foule de Montréal a la plus belle densité se trouve tout près, au coin des rues Clark et de la Gauchetière, au monument à Sun Ya Tsen. La Chine a le plus vaste horizon possible: elle est a plus ancienne civilisation sur terre. Aucun prophète ni aucune conquête n’a jamais interrompu sa continuité.

Heure de pointe

À chaque matin, Montréal est envahie par les barbares qui dorment à ses portes et l’envahissent avec leurs chars. Ils ont réussi leur assaut et ils sortent des voies rapides. Ils s’agglutinent sur la rue Saint Urbain. Quelle Sainte Geneviève galvanisera le courage des piétons de la ville et réussira à faire reculer ces Attila? Il ont plutôt un patron qui leur verse un salaire avec lequel ils repartent chaque soir. Ils retournent alors dans leur banlieue en faisant des nouveaux ravages. Demain, ils reviendront.

» Dans le 450


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