Chapitre I Manon s’installe à Montréal

Les avions qui arrivent d’Europe par le corridor aérien du Saint-Laurent survolent quatre îles fluviales. Ils survolent d’abord de très haut l’île d’Anticosti. Anticosti est un exemple intact du pays des forêts. Les chasseurs la fréquentent depuis l’antiquité et les chevreuils y sont encore par milliers. Les avions commencent leur descente beaucoup plus loin au sud-ouest, au-dessus de l’île d’Orléans. Cette île-là est défrichée depuis quatre siècles. Elle est l’image de toutes les campagnes. Le dimanche, les promeneurs viennent y voir un état ancien de la civilisation.

Quant à l’île de Montréal, elle est un concentré de la civilisation urbaine. Sa gloire formidable explique que des passagers s’assoient dans des avions pour traverser l’Océan.

Afin de maintenir sa vigueur éblouissante, Montréal doit boire chaque année le sang de cinq milles vierges. La ville a autour d’elle un grand vivoir pour les élever: la Plaine de Montréal, vaste écrin d’îles verdoyantes et de plaines fertiles. Quand les vierges sentent qu’elles sont mûres, elles se parent d’une couronne de feuilles. Elles disent des paroles secrètes, puis jettent leur couronne dans la rivière des Prairies. Elles se rendent à Montréal pour être consommées. Une grande fête en leur honneur commence entre le 28 avril et le 5 mai. Pendant huit semaines, les vierges défilent sur la rue Saint-Denis. Elles incendient la ville, elles se consument. À l’été, la ville repue de sang frais s’endort. Les vierges sont déjà devenues des vieilles Montréalaises. Elles passeront le reste de leurs jours dans la nostalgie de la fête du printemps.

Mais l’île de Montréal comme l’île d’Orléans est une image du passé. Ses rues étroites et ses espaces publics au grand air sont eux aussi des lieux de promenade. Montréal est pittoresque comme une paroisse.

Avant d’atterrir à l’aéroport de Montréal, les avions doivent faire un dernier virage au-dessus de la quatrième grande île fluviale: l’île de Laval. Sur cette île-là, l’avenir est donné à voir. Laval était autrefois un vivoir à vierges de premier ordre pour Montréal, mais elle devenue un monstre, qui réclame à son tour sa part de sang.

À 18 ans, Manon était une célébrité au Vieux Chalet de Saint-Jérôme, au Silver de Blainville, et aussi dans deux ou trois autres discothèques de la Rive Nord. Au début de sa carrière dans les bars, elle s’était presque appelée Josée Dorion, du nom qu’elle avait mis sur sa fausse carte. Cette fausse carte était un chef d’œuvre. Manon avait utilisé sa photo numérisée. Elle s’était embellie avec un logiciel en se disant que si sur sa photo elle n’avait plus aucun bouton, elle finirait certainement par n’en avoir pas davantage dans la réalité. Près du portrait, elle avait collé virtuellement le logo du cégep de Sorel-Tracy. Elle avait mis «Étudiante à temps plein» en lettres vertes et elle avait terminé sa composition avec un faux code à barres très décoratif. Elle avait donné réalité à son travail avec l’imprimante couleurs de la polyvalente et la plastifieuse du centre sportif. Mais cette fausse carte ne lui avait servi que deux ou trois fois pour acheter du fort à la Société des alcools. Dans les bars, elle était une cliente privilégiée que les portiers faisaient passer devant les files d’attente.

Manon s’est même fait recruter à seize ans pour poser sur l’affiche d’un laissez-passer VIP offrant à 40 dollars un an d’entrée illimitée dans neuf gros bars. Le partenaire de Manon sur la photo était lui aussi bien jeune. Les deux mineurs n’en ont pas moins incarné avec bonheur le Sorteux et la Sorteuse. Le partenaire de Manon portait pour se faire prendre en photo une chemise à bandes diagonales qui était très à la mode. Mais sans Manon près de lui, il ne serait peut-être pas parvenu à un tel niveau d’exactitude dans l’allégorie. Après cette photo, il a encore fait le mannequin. Une photographe publicitaire qui travaillait pour des hebdos l’a engagé pour être sur l’annonce d’un concours musical. Dans son studio, elle lui a demandé de regarder vers le ciel et de penser à un lac aux eaux calmes. Le jeune mannequin est sorti de chez la photographe avec la conviction d’avoir découvert l’Ange en lui-même. Mais c’est l’esprit de Josée Dorion qui l’a contaminé. Il est devenu un faussaire qui se sert des photos pour s’inventer des vies. Dans une publicité pour un développement domiciliaire, il portait un habit de marié et avait dans ses bras une brune également déguisée en mariée. Il a affiché cette photo à côté de fausses scènes de chasse avec des faux amis.

Manon a acquis son statut dans les bars grâce à son savoir-vivre. Elle laissait partout des pourboires. Elle souriait avec amabilité aux préposées du vestiaire, et quand elle faisait une demande spéciale au DJ, elle prenait soin de lui dire: «mais si cette chanson-là fait pas dans ton set, c’est pas grave, je l’entendrai une autre fois». Si elle partait avec un gars, elle était discrète. Seule son amie Jasmine apprenait des détails choisis sur ses aventures. Les deux filles aimaient se complimenter en se traitant de traînée ou de poufiasse. Mais Manon n’oubliait jamais le grave défaut de Jasmine : il fallait qu’elle s’exprime. La plupart des gens ne le lui reprochaient pas. Ils se sentaient confortés dans leurs opinions quand Jasmine les répétait. Les plus rusés se servaient d’elle pour diffuser leurs nouvelles. Il fallait qu’ils simplifient leurs messages pour s’assurer que Jasmine les comprenne. Au cours des heures qu’elle passait au téléphone, il lui arrivait de confondre les histoires.

Un soir, Jasmine a mis un chapeau d’hiver rouge pour sortir. Elle s’est saoulée avec Manon. Elle s’est aperçue en quittant le bar qu’elle avait oublié son chapeau au vestiaire. Les deux filles sont revenues en titubant pour réclamer le bien de Jasmine, mais le bar était déjà fermé. Pour le punir, elles ont fait pipi dans l’escalier.

Quand Manon voulait vraiment baiser, elle allait à l’Octogone, un petit bar qui avait une mauvaise réputation. Elle se faisait payer des verres par des monsieurs. Elle apprenait plein de choses avec eux. Les hommes qui se tenaient à l’Octogone allaient aussi dans des bars de danseuses, comme le Frissons. Le Frissons mettait de temps en temps à son programme des grosses filles, qui dansaient pour donner une touche d’exotisme au spectacle et pour procurer aux clients un vertige comme au cirque. Les clients de l’Octogone étaient des beaux bonhommes. Manon en trouvait un qui lui plaisait. Il l’invitait à faire de la poudre avec lui dans les toilettes. Avec celui-là, elle partait finir la nuit.

La vie nocturne de la Rive Nord pâtit de la proximité de Montréal. Dans les banlieues, les noctambules sont les premiers à subir l’attrait de la métropole. Ils déménagent. Les autres résidents s’opposent aux bars. Ils permettent aux enfants d’échapper à l’autorité parentale. Les gens qui s’établissent sur la Rive Nord croient à l’enfance saine. Ils équipent leurs enfants de téléphones avec systèmes de repérage par satellite.

Parmi les quelques bars qui valaient une sortie au nord des mille îles, le Silver était certainement la Première Discothèque. C’était un endroit où on s’attendait à ce que la clientèle soigne son apparence. À l’entrée, il était écrit «tenue de ville exigée» et «casquettes interdites», ce qui n’empêchait pas la plupart des clients mâles de porter une casquette. Il était également écrit «Âge minimum, 21 ans», autre mesure inutile, qui annonçait une clientèle très jeune. En plus de ces règles, deux affiches laminées décoraient l’entrée du bar. Sur l’une, on voyait de l’argent en feu «Money to Burn», et sur l’autre un gros tas d’argent «My First Million».

Le portier du Silver, s’appelait Axel. Il aimait les jeux structurés comme le base-ball. Il regardait à la télévision chaque joueur tenir son rôle. Une fois par mois, il rencontrait des amis pour une partie de poker. Il se concentrait sur ses cartes. Personne ne profitait de la partie pour dire des bons mots. Au Silver, il détestait qu’on boive de l’alcool à rabais et il jugeait les gens d’après leur tenue: s’habiller en équipe de basket pour aller dans un bar était pour lui un signe d’immaturité. Il détestait par dessus tout le transvestisme: les gars aux cheveux longs qui portaient des couleurs vives, ou bien pire, les filles qui sortaient sans s’être maquillées.

Les jeux qui se jouaient au Silver étaient plus dangereux que le poker. On s’y adonnait à la Séduction, au Tumulte et à l’Excitation. Ce sont des jeux où il est facile de perdre le contrôle. Tous les mercredis, la direction recevait les dames jusqu’à minuit. Une grille était installée au milieu du bar pour séparer les sexes. Dans leur enclos, les filles se précipitaient pour se commander des boissons gratuites. Certaines se servaient directement sur le plateau de la serveuse. Des gars leur quêtaient de l’alcool à travers la grille. Des pirhanas attendaient que la ségrégation s’achève à minuit pour faire la prédation des filles saoules.

Pour culminer une soirée, Miss Bikini avait été couronnée. Cette Miss courait sur la piste cyclable de Saint-Jérôme à cinq heures du matin. Elle faisait du body building le soir. Elle prenait des stéroïdes et aussi des coupe-faim. Elle en était morte. Son corps exposé était encore parfait.

La nuit du couronnement de Miss Bikini, un jeune client du Silver avait cassé des bouteilles et harcelé les filles qui attendaient pour aller aux toilettes. Plus vieux, il allait apprendre à maîtriser ses impulsions dans des cours de calligraphie. Ce soir-là, il cherchait à se faire remarquer. Il a essayé de frapper un bus boy. Axel a fini par le sortir en vol plané. Il faisait très froid, avec du vent qui pinçait la peau. Le jeune client a dégrisé en atterrissant sur la neige. Il est revenu supplier qu’on lui rende son manteau en pleurant d’une manière abjecte.

À l’école primaire, Manon avait été confrontée à des jeux et à des codes qui ne lui réussissaient pas. Elle souffrait pendant les cours de musique. Sur les murs, des affiches en couleurs montraient des scènes du Pays de la Musique. Les personnages avaient des corps en forme d’instruments. Pour supporter l’ennui, Manon les regardait. La prof de musique s’en était aperçue. Elle avait arraché la plus grande des affiches. Une seule autre fois, quelqu’un avait essayé d’inculquer la musique à Manon: un vieux maître de chorale qui détestait les enfants. Il faisait répéter la classe de Manon pour une cérémonie. La répétition était interminable. Manon chantait très mal. Elle faisait sonner faux tout le groupe. Le vieux maître l’avait identifiée et avait tenté de la forcer à trouver le ton juste. Manon avait fini par fondre en larmes. Mais elle allait se consoler et bien apprendre sa leçon de haine. Elle irait au tombeau sans avoir compris la différence entre deux notes, ni ce que signifie une blanche, ni ce que sont une voix haute et une voix basse.

L’année suivante, c’est une vieille religieuse qui avait voulu dompter Manon. Elle l’avait humiliée en la mettant dans un coin parce qu’elle avait parlé trop fort. Manon était alors une petite fille laide. La religieuse lui avait quand même fait un cadeau : elle lui avait montré à analyser les phrases pour la guérir des fautes. Le jour de l’anniversaire de son ordination, la religieuse avait parlé des trois vocations : les ordres, le mariage et le célibat. Manon avait assez bien compris en quoi consistaient les deux premières. La nature de la troisième vocation était restée mystérieuse. Comment étaient censés vivre les célibataires? Des années plus tard, Manon n’était toujours pas sûre de savoir quelle voie suivaient les gens autour d’elle, ni d’avoir choisi quelle sorte de vocation elle voudrait embrasser pour elle-même.

À la fin de son adolescence, Manon habitait avec sa mère Monique dans un petit appartement à Sainte-Thérèse en bas. Alors que sa fille s’épanouissait, Monique était sans emploi et abonnée aux hôpitaux où elle soignait ses dépressions.

Sainte-Thérèse en bas est un village pittoresque. Son clocher est du meilleur style. Mais il manque beaucoup de commodités sur la rue principale, la rue Turgeon. À l’extérieur du village, des centres d’achats monstrueux pullulent. Sainte-Thérèse est avec le vieux Terrebonne et le vieux Saint-Eustache un vestige de l’ancienne Rive Nord. Ces petites villes cossues et pleines de caractère desservaient autrefois une riche zone rurale. Après la guerre, les héritiers des agriculteurs de la Rive Nord ont vendu leurs exploitations. Les promoteurs immobiliers ont divisé les terres en parcelles pour construire des embranchements d’autoroute ainsi que la Cité Radieuse, cette banlieue formidable qui s’étend maintenant d’Oka jusqu’à Saint-Sulpice.

Pendant qu’on construisait la Cité Radieuse, la production alimentaire a été modernisée. Elle a été concentrée et repensée par des agronomes qui lui ont fait prendre le virage des technologies et des marchés. Aujourd’hui, des matières premières standardisées sont produites par des fermes usines qui les transforment aussitôt en lait pasteurisé, en viande surgelée et en macédoine de légumes. Chaque processus est contrôlé par des ordinateurs qu’on améliore constamment. Malheureusement, il se présente des vaches que les unités de production ne parviennent pas à utiliser. Elles se débattent quand les trayeuses mécaniques s’approchent de leur pis, elles tentent de s’échapper en meuglant quand le jet d’eau aseptique les lave à intervalle fixe. Ces vaches doivent être éliminées. Les techniciens agricoles disposent de méthodes efficaces pour les évaluer à temps. Un autre titre de gloire de l’agriculture dans la Cité Radieuse est le cannabis à haut rendement. Ce cannabis est produit dans des écosystèmes artificiels. Quelques dizaines de mètres carrés suffisent à générer des récoltes constantes d’un produit d’une qualité incomparable.

En haut du coteau qui traverse Sainte-Thérèse commence un secteur riche de la Cité Radieuse. Jasmine vivait là avec ses parents et son frère. Les parents de Jasmine, François et Raymonde, étaient analyste pour la Banque Provinciale et agent immobilier. Leur maison était grande pour pouvoir accumuler des biens. Des camions d’ordures très gros passaient souvent pour ramasser les emballages et les biens démodés. François et Raymonde accordaient une grande importance au confort et à la propreté. Ils craignaient surtout les odeurs. Mais ils n’hésitaient pas à faire usage de l’automobile, qui était d’ailleurs la clef de voûte de leur mode de vie. Ils avaient dépensé beaucoup pour faire refaire le goudron devant leur garage. Quand un camion à ordure bloquait le chemin de son véhicule, François expliquait aux vidangeurs qu’ils faisaient mal leur travail. François était un homme au courant de l’information. Il savait comment aux États-Unis les nouvelles inventions sont adoptées sans hésitations, alors que le reste du monde suit avec du retard. Les canaux de télévision qu’il écoutait grâce à son capteur satellite lui assuraient de ne jamais se laisser devancer. Quant à Raymonde, elle était une personne qui savait faire la part des choses. Elle n’aimait pas ce qui est trop flyé, mais son fond d’épargne lui permettait de faire des petites folies. Elle surveillait les ventes. Elle s’était achetée un 4 X 4, qu’elle appelait l’artillerie lourde. Elle s’en servait pour rencontrer les visiteurs devant les propriétés à vendre. Avec son agenda électronique et son téléphone dans l’autre main, elle arrivait certainement à l’heure pour venir chercher son fils qui revenait d’un voyage de ski.

Avant le départ de Manon, Raymonde tolérait mal que sa fille mineure sorte dans les bars. Manon savait que la mère de Jasmine la méprisait. Raymonde n’avait jamais fréquenté les bars. Avec sa belle-sœur, elle en avait parlé en marchant à Montréal pendant le Festival du Rire. Les deux femmes revenaient de voir le numéro du Gars Ben Ordinaire. Le Gars Ben Ordinaire avait répété quelques une de ses certitudes. Les deux femmes s’étaient reconnues dans le sketch. Elles avaient montré toutes leurs dents et elles avaient bien ri de la blonde du Gars Ben Ordinaire. Dans la rue après le spectacle, elles avaient été témoins d’excès. Des gars aux cheveux bleus traversaient la rue bloquée par le trafic. Un camion tirant une publicité ajoutait sa masse au bouchon. Son panneau n’était pas loué. Il faisait de l’autopromotion. « Ce qu’il faut dans un Monde Globalisé, For the Needs of a Globalized World : Transad. » Les belles-sœurs  étaient passées devant des caméras de télévision qui les avaient filmées. Raymonde avait été grisée. Elle avait dit que si elle sortait une fois, elle se choisirait un club vraiment hard pour que ça vaille la peine. Elle était alors au seuil de la quarantaine.

Raymonde gardait un excellent souvenir de ses folies de jeunesse. Elle avait fréquenté le Castel, un hôtel qui appartenait à la mère de François. Des vacanciers venaient au Castel pour manger de la viande grillée et écouter des guitaristes en plein air. Un soir d’été elle avait aidé sa future belle-mère à pendre aux arbres des lampions multicolores. Elle était fâchée parce que François l’avait laissée seule. Il était parti pêcher à la rivière avec ses amis. Il avait pris quelques crapets et il avait repéré une petite anse. Le soir, il avait emmené Raymonde regarder l’eau loin des flonflons.

Raymonde aimait que sa fille écoute la musique de sa jeunesse. Elle a fourni Jasmine en produits rétro. Un livre sur des chanteurs de charme. Un DVD de musique. Sous le regard bienveillant de sa mère, Jasmine avait ses petits secrets. Les scénarios qu’elle s’inventait se terminaient tous par la rencontre d’un beau jeune homme.

La famille de Jasmine était censée passer les vacances de Noël dans un condo loué au centre de ski. Mais François réservait une surprise à son monde: deux semaines de plage sur une île. Rarement toute la famille montait dans la même voiture. François a pris la route de l’aéroport plutôt que la route du Nord. Manon perdait sa compagne de sortie la veille de son anniversaire. Mais elle savait qu’elle s’amuserait quand même. À chaque tournant de sa vie, Manon a vu son avenir. Dans les mauvaises années, les flèches des filles jalouses lui avaient fait un avenir sinistre. Mais depuis quelques années, un destin éclatant prenait forme.

Quand Manon était encore enfant, sa mère avait rencontré un homme qui travaillait pour un hôtel de l’île d’Anticosti. Monique était seule depuis sept ans. Quand Mario lui avait dit des mots d’amour, elle s’était précipitée dans ses bras. Après des arrangements sommaires, elle avait décidé de le suivre sur son île. Manon avait pleuré toute la nuit.

La fausse petite famille avait pris l’avion de Côte Nord Express. Manon refusait de parler à Mario. Monique tentait de sauver les apparences en faisant des sourires figés. Elle avait dépensé toutes ses économies pour partir. À Montréal, il faisait une journée de fonte des neiges. Le ciel était blanc et une bouette brune couvrait les rues. L’avion pour la Côte Nord était un Dash-7 à hélices. Il volait bas. La visibilité était nulle et les cahots donnaient aux passagers l’impression d’être en chute libre. À Sept-Îles, la neige était intacte et il faisait moins vingt. Manon avait refusé de porter sa tuque. Elle s’était gelée les oreilles. Mario avait profité de l’escale pour acheter une provision de Tanqueray. Un avion plus petit encore que le premier avait laissé les trois voyageurs à Port-Menier.

L’hôtel était une maison en planches. Les chambres des employés se trouvaient au dernier étage. Monique avait été engagée pour faire le ménage. Comme l’hôtel était en basse saison, Manon avait eu sa chambre pour elle toute seule. Mario leur avait préparé un repas pour les accueillir. Il leur avait servi de la salade de patates et du poisson fumé que lui avait donnés le cuisinier de l’hôtel. Le parfum du poisson avait désorienté l’estomac de Manon. Elle avait passé sa première nuit à vomir.

Parmi la minuscule population d’Anticosti, il y avait quelques jeunes. Surtout des déracinés. Ils languissaient dans l’attente d’une occasion de quitter l’île. Certains craignaient le monde extérieur. Jusqu’à leur secondaire III, ils fréquentaient l’école Saint-Joseph à Port-Menier. Après, ils allaient à la polyvalente de Havre Saint-Pierre en Cessna. Les saisons de la chasse et de la pêche étaient les temps forts de l’année. Le reste du temps, les jeunes buvaient de la bière.

L’île d’Anticosti est une forêt jonchée de ruines : le village acadien abandonné de l’Anse-aux-Fraises, le château incendié d’Henri Menier, les bateaux échoués sur les grèves ou coulés à fleur d’eau. Un nommé Gamache avait réputation d’ensorceler les navires. Il aimait qu’on croie à ses pouvoirs. Mais Gamache était à Montmagny à l’hiver 1828 quand le Granicus s’est perdu à la baie des Renards. Le Granicus était un petit brick qui faisait voile vers l’Irlande. Son nom était celui d’une victoire d’Alexandre le Grand. Il a été frappé par une tempête et il s’est échoué. La moitié de ses occupants se sont noyés ou sont morts épuisés en marchant vers des secours. Les survivants ont trouvé une cabane de trappeurs. Elle contenait des cordes de bois, mais pas de nourriture. Tout l’hiver, les naufragés se sont mangés entre eux. En mars, il en restait quatre. Ils ont écrit la date et leurs noms sur une paroi: le marin Harrington, une femme nommée Sterling et ses deux enfants, qu’elle avait réussi à protéger. Des pêcheurs des Îles de la Madeleine ont trouvé la cabane en mai. Le corps de Harrington était entier. Il était mort de froid dans son hamac. Les autres naufragés du Granicus étaient tous dépecés. La puanteur était atroce. La cabane était remplie d’os grattés et de traces de violence : des vêtements transpercés et des taches de sang sur les murs et sur les plafonds. Une guerre de six mois avait eu lieu.

L’été passé à Anticosti par Manon et sa mère avait été doux et précoce. Deux semaines plus tôt que l’année précédente, des nuages de maringouins et de mouches noires s’étaient mis à se former autour des personnes qui s’aventuraient à l’air libre. Les moustiques s’infiltraient aussi à l’intérieur des chambres de l’hôtel pour harceler les dormeurs. Sur les plages exposées au vent de la mer, on pouvait mieux respirer.

Les jeunes fréquentaient un cargo abandonné. Un soir ils ont pris des buvards d’acide ramenés de Havre Saint-Pierre. Ils sont descendus dans la cale vide du cargo par une échelle interminable. Par la porte lointaine, ils recevaient un peu de lumière du jour déclinant. Ils ont fait un concert de cris qui a résonné loin au large.

Mario était un habitué des moustiques. Ils le laissaient presque tranquille. Mario aimait coucher dehors. Il avait souvent du travail à faire dans des campements éloignés qui appartenaient à l’hôtel. Il franchissait des distances énormes en pick-up sur des routes poussiéreuses ou enneigées. Il partait de Port-Menier pendant des semaines complètes. Pour les beaux soirs, il s’était installé un pied-à-terre dans un avion de brousse qui avait raté son atterrissage près des chutes Vauréal et qui rouillait depuis dans le bois. Mario avait ôté les bancs moisis pour se faire un lit et il avait placé les outils de sa consommation de gros gin dans le poste de pilotage.

En juin, les touristes étaient arrivés. Manon avait connu un guide de la pourvoirie du lac Geneviève. Il avait fait son initiation sexuelle. Le guide avait 28 ans, deux fois l’âge de Manon. Ils avaient d’abord été camarades. Le guide coupait son pain et son fromage avec le canif qu’il utilisait pour dépecer le poisson. Il mettait sa bouche sur la lame sale, puis il offrait des morceaux à Manon. Elle avait été dégouttée et elle s’était mise à le désirer. Elle l’avait embrassé en faisant semblant de savoir exactement ce qu’elle voulait. Le guide lui avait révélé quelques secrets, puis l’excitation l’avait fait aboutir trop vite.

Monique, elle, ne faisait jamais l’amour. Mario ne s’occupait plus d’elle. Depuis le début de l’été, il couchait dans son avion, ou bien il rentrait saoul et il s’endormait sans parler.

Tant que l’hiver avait duré, le travail de Monique n’avait pas été fatigant. L’hôtel était vide. Les clients d’hiver étaient des habitués : des agents du gouvernement ou de la compagnie forestière. Ils prenaient toujours les mêmes chambres. Monique avait toute la journée pour les nettoyer. Si elle oubliait de remettre du savon, ils lui en demandaient sans téléphoner à la réception. Jusqu’à la mi-juin, le gérant de l’hôtel n’avait presque rien eu à redire contre Monique.

Mais l’arrivée des touristes avait débordé ses capacités. Ils lui laissaient des chambres souillées des restes de leurs beuveries et de leurs coucheries. Ils se plaignaient s’ils trouvaient des poussières sur leurs miroirs. La tâche qui désespérait le plus Monique était de faire les lits. Elle n’arrivait pas à plier les draps. Elle tentait de se débarrasser de cette corvée au début de sa ronde. Elle perdait des heures. Les clients la faisaient souffrir en la dérangeant. Elle défaisait son ouvrage en passant l’aspirateur sous les lits ou en s’assoyant sur les édredons pour se reposer. Elle accumulait les erreurs : refaire un lit avec des draps sales, oublier un kleenex fripé sous un oreiller. L’odeur de la buanderie lui prenait à la gorge. Le gérant de l’hôtel la gardait parce qu’il ne trouvait personne pour la remplacer.

Chez elle, Monique faisait rarement le ménage. Elle commençait trois tâches à la fois. Elle les laissait en plan dès qu’elle se laissait distraire. Elle avait du mal à supporter les souvenirs qui la submergeaient quand elle tentait de reclasser les choses qui traînaient sur les meubles et sur les planchers. Elle se rappelait de son père. Elle étouffait et elle retournait s’asseoir dans le salon. Elle laissait la vadrouille moisir dans son eau. Désespérée, elle demandait à Manon de faire sa part. Manon haussait les épaules avec hauteur. Elle vidait l’eau de la vadrouille dans la toilette en se bouchant le nez et en poussant des grands soupirs.

En août, Monique avait fini par se faire licencier. Elle avait fait des préparatifs avec Manon pour embarquer sur le Nordik. Manon était contente de sa mère : pour une fois, elle avait réussi à prendre une décision. Manon avait passé ses deux ultimes semaines sur l’île à se sentir comme une touriste à Anticosti. Partout, elle tombait sur des chevreuils adorables.

Pendant son séjour à Anticosti, Manon avait appris des tours de phrases carrés et son corps s’était épanoui. Les adultes mal intentionnés la trouvaient provocante quand elle portait des cols ouverts. Mais les provocations de Manon étaient des accidents. Elle allait devoir apprendre à mesurer ses effets pour se défendre.

De retour à Sainte-Thérèse, Manon s’était inscrite à la polyvalente Ulric-Messagier. Comme elle sortait de nulle part, elle n’avait pas de réputation. Par prudence, aucun des groupes d’adolescents ne lui avait fait de place. Elle passait encore inaperçue. Pourtant, sa métamorphose en superbe jeune fille s’achevait. Au party de noël de la polyvalente, elle avait resplendi. Les juges éblouis l’avaient intronisée Reine du bal et lui avaient décerné un certificat pour un souper dans un restaurant de Rosemère. Si elle avait connu les usages, Manon aurait été voir les organisateurs du party et elle se serait fait attribuer un rôle dans le défilé de mode de la polyvalente. À la place, elle avait invité sa mère au restaurant.

Au retour des vacances de noël, une fille blonde s’était mise à désigner chaque vendredi la Manon de la semaine. Ses amies l’aidaient à identifier une fille qui devait avoir honte. La fille blonde écrivait au tableau le nom de la Manon de la semaine et la cause de son élection : une prise de poids, une bévue sexuelle. Quelquefois la fille blonde frappait dans le mille. Quelquefois les filles désignées haussaient les épaules. La fille blonde jouait les derniers jeux de son enfance. Elle avait du retard sur son âge. Elle s’était rattrapée à la fin de son secondaire V en séduisant le chum d’une fille qui l’avait trahie.

Deux atouts allaient sauver Manon de la vie médiocre que son beau physique aurait pu lui servir : elle lisait et elle était myope. Le cuisinier de l’hôtel à Anticosti avait une encyclopédie Deux coqs d’or, dans laquelle Manon se plongeait. L’année suivante, elle a lu un livre sur l’histoire du monde, et un autre sur les poissons des mers froides, puis un autre sur les premiers ministres. Quant à la myopie, la mère de Manon était trop étourdie et trop pauvre pour équiper sa fille de lunettes. Le regard de Manon perdu dans le vague avait acquis une grande majesté. Ses professeurs ont pu remarquer son intelligence. Ils se sont donnés la peine de lui enseigner des logarithmes et la rhétorique. Elle faisait valoir son art avec les questions abstraites. Mais quand elle discutait en paroles et qu’elle se sentait concernée par son sujet, elle pouvait devenir émotive. Manon a abandonné l’école après un brillant secondaire V. Elle avait un travail de serveuse plus payant que les prestations que touchait sa mère.

À dix-huit ans, Manon a annoncé qu’elle se mariait. Depuis quatre mois, elle avait un chum que lui avait présenté Jasmine. Le chum de Manon était un petit vif qui s’appelait Mathieu. De temps en temps, il allait cueillir du pot. Ses recruteurs lui bandaient les yeux et le reconduisaient en camionnette dans un bungalow perdu où habitait une famille. Mathieu passait la fin de semaine le dos penché à ramasser des cocottes parfumées et à les mettre dans des sacs. Des cocottes vert intense qui tachaient les mains, des brunâtres, des rougeâtres. Il dormait dans la chambre d’amis avec les autres cueilleurs. Le dimanche soir, les cueilleurs se faisaient à nouveau bander les yeux. La camionnette les déposait à Sainte-Thérèse. Comme salaire, ils recevaient chacun une once et demie de pot. Mathieu avait du mal à l’écouler. Il n’avait pas la bosse du commerce. Il aimait mieux travailler au poulailler. Il passait alors la fin de semaine à ramasser des poulets par les pattes. Il portait des gros gants, mais il était assez habile pour ramasser quatre poulets à la fois. Il en plaçait plusieurs milliers sur la machine qui les abattait. Il était payé comptant. Avec cet argent-là, il pouvait tout de suite s’acheter un manteau de cuir, des lunettes de soleil ou un téléphone cellulaire. Il aimait aussi porter des vêtements de sport rouge avec des logos. En vieillissant, Mathieu allait pâtir de ses mauvaises habitudes et devenir très gros.

Pour la dernière fois avant de se caser, Manon a fait une tournée des bars. Les portiers, les barmaids, les DJ et les shooter girls n’en avaient que pour elle. Manon est rentrée chez elle au petit matin, gorgée d’amour et confiante en la parfaite bonté de la vie. Dans son manteau, elle a trouvé un petit mot anonyme qui disait: «J’ai essayer de te parler toute la nuit, mais tu dansait tous le temp.»

Manon et Mathieu ont eu une querelle. Les fiançailles se sont dissoutes. Manon n’avait même pas de peine. Le téléphone a sonné. Jasmine était revenue de voyage. Elle organisait un party au chalet de ses parents. Ce chalet se trouvait haut dans les Laurentides, là où même sur les sommets on ne peut plus voir Montréal. Les deux filles ont pris le 4 X 4 de Raymonde. En chemin, elles se sont arrêtées mettre de l’essence à Notre-Dame-des-Neiges, un village en maisons préfabriquées imitant le style de bungalows cossus. À côté de la station service se trouvait le bar Ta Porte, où Manon avait entraîné Jasmine une fois. Manon avait jasé avec la serveuse. Elle serait bien retournée la voir, mais le bar Ta Porte était disparu, remplacé par le local d’une secte qui prêchait la rédemption par le succès. Un adepte de la secte observait les filles en nettoyant sa mini van. Pour décorer son terrain, il avait un drapeau américain et un drapeau canadien. Si le gouvernement ne lui volait pas tant d’argent, il pourrait lui aussi s’acheter un beau 4 X 4. Dans peu de temps, tout Notre-Dame des Neiges allait être rasé pour construire un parking.

Des amis sont arrivés au chalet dans des gros véhicules prêtés par des parents. Ils ont commencé à boire. Jasmine a invité beaucoup plus d’amis que sa mère ne le lui avait autorisé. Ils ont fait un trou dans un mur du chalet en jouant à un jeu d’ivrognes. Jasmine a aussi ignoré l’interdiction solennelle de toucher à toute drogue. Elle a laissé des traces compromettantes. Elle va être humiliée et être traitée comme une enfant.

La vie dans les Laurentides était un horizon qui contentait Jasmine. Elle était consciente d’être une personne prédestinée à se passer de Montréal. La plupart des jeunes qui restent hors de la ville n’ont pas tant de sérénité. Ils voudraient partir, mais les occasions ne se présentent pas. Ou pire, ils font partie des appelés, mais ils le comprennent après qu’ils soient devenus vieux.   

Maintenant qu’elle avait rompu avec Mathieu, Manon aurait pu reprendre son ancienne vie. Mais elle comprenait qu’alors elle se transformerait en statue de sel. Elle était devant son occasion d’aller voir le monde. Elle se souvenait de Michel Pelletier, qui était parti pour l’Ouest sur un coup de tête. Avant de disparaître, il avait mis en miettes ses cartes d’identité. En son honneur, Manon a détruit avec des ciseaux les traces de l’existence de Josée Dorion. Elle a ramassé quelques affaires, démissionné au téléphone du restaurant et écrit à sa mère une lettre d’adieu sans fautes. Elle a été s’installer dans une halte sur le bord de l’autoroute 15 avec sa pancarte MTL, son sac sur ses épaules fortes, son manteau d’anarchiste et ses bottes de combat. Deux gars étaient déjà dans le banc de neige avec une pancarte MTL. Deux petits mocrons avec des dreads qu’elle connaissait du temps où elle était à la polyvalente. Manon a évité de les regarder. Elle n’avait pas envie de fumer un joint ni de faire du pouce avec des petits gars. Un gros camion aux couleurs de supermarché a passé les petits mocrons pour s’arrêter devant la belle jeune fille.

Le chauffeur a dit « Salut je m’appelle Guy. » Il avait la mi-trentaine un peu potelée mais avenante. Il portait une casquette par dessus de beaux cheveux blonds longs et sales. « Moi c’est Manon. Tu t’en vas tu vers Montréal? » «Non, mais je m’en vas à Laval.» Le camion sentait l’huile. Pour se réchauffer, les deux voyageurs se sont fait des caresses. Guy a montré à Manon sa couchette en arrière de la cabine, en cuirette noire, moelleuse, chaude, séparée des sièges par un petit rideau opaque. Un endroit pour bien dormir. Ils ont fait l’amour oral puis une petite sieste. Ils se sont quittés près du pont Viau.

Manon a traversé le terminus d’où partent les autobus de Laval. Des gens aux dents cariées se pressaient sur les quais. Laval est la capitale des dentistes. Des panneaux lumineux sur les autobus indiquent leur destination : Centre dentaire Le Carrefour, Clinique dentaire Sanscartier, Dentiste et denturologiste Saint-Martin. Dans le tunnel du métro, un musicien avec un chien méchant en peluche et une voix à la Plume Latraverse jouait de la guitare. Manon commençait à se demander ce qu’elle allait faire de sa peau. Elle pourrait se faire engager dans un bar. Sa vie serait simple : travailler dans le noir trois nuits par semaine, porter beaucoup de maquillage, sourire aux clients, leur dire non de temps en temps, sniffer de la poudre, connaître des big shots et partir en voyage chaque année pour déposer une offrande au Bouddha dans le Temple Doré. Pour commencer, Manon s’est installée à Villeray chez Maude, une fille chez qui elle s’était bien amusée un soir d’été.

Maude était une fille de Laval. Ses parents avaient une piscine creusée grand luxe et un patio en bois rouge. Le père de Maude était notaire. Il était  maladroit, mais il s’entêtait à faire des travaux manuels. En essayant de fabriquer un système de tuyaux chauffants pour la piscine, il s’était fait une blessure. Il était resté un mois sans pouvoir jouer au golf.  Au souper, il racontait à ses amis qu’il y avait des saules sur le terrain de l’hôpital. Les saules faisaient leurs racines sous la terre jusqu’à la piscine des Lefebvre. Ils la menaçaient. Il fallait intenter des procédures. Couper les racines. Ou les saules. Ces arbres avaient été plantés le long de l’ancien cimetière des religieuses.

Richard Levasseur était un homme doué pour le bonheur. Il ne se faisait pas de soucis, et la vie le récompensait en lui envoyant peu de raisons de s’en faire. Il était natif du plateau Mont-Royal. Pendant son enfance, sa famille vivait dans un appartement minuscule et mal chauffé. Des années plus tard, Richard se rappelait du froid. Quelques uns de ses compagnons d’enfance étaient partis pour Laval. Mais il n’était pas assez intime avec eux pour visiter leurs quartiers. Il était rarement sorti de Montréal. Il lui semblait que l’Abitibi devait déjà commencer au pont Viau.

Richard a fait son droit à McGill. Chaque jour, il fallait qu’il escalade la rue Peel. Il détestait marcher. Dans les stations de métro, il s’assoyait devant le plan du réseau et il l’étudiait. Le plan était cadré très large, avec les lignes des trains de banlieues qui se perdaient dans le lointain. La silhouette de l’île de Laval était visible, mais contrairement à Montréal, elle était représentée en gris, avec des traits sommaires pour les rivières et les autoroutes. Richard avait une curiosité irrésistible pour cet Ailleurs.

Richard avait visité toutes les parties de Laval quelques années plus tard pour se chercher une maison avec sa femme Patricia. Une journée magnifique du début de l’automne, ils s’étaient arrêtés pour regarder un champ de citrouilles dans le rang Saint-Elzéar. Tout près, ils avaient trouvé leur maison.

Richard et Patricia s’étaient connus à l’université. Patricia accumulait des diplômes. Elle adorait étudier mais elle ne parvenait pas à se concevoir un projet de carrière. Elle atteignait tous les jours un état de béatitude méditative à la bibliothèque McLennan-Redpath, où elle cueillait des piles de livres en prenant soin de varier les disciplines. Quand l’heure de fermeture approchait, elle consacrait la dernière heure aux travaux de sa maîtrise. Elle n’aimait pas aller à son laboratoire. Ses collègues ne s’intéressaient qu’à leur sujet. Pour le reste, ils s’en remettaient aux idées reçues. C’étaient des idiots savants. Ils étaient prêts à aller vivre n’importe où si on leur donnait des bourses de recherche. Patricia les craignait : ils avaient tenté de l’inviter à une soirée dans un salon de Pointe-Claire, où des mannequins viendraient présenter les vêtements du catalogue New-Deal pendant qu’on papoterait en mangeant des hors d’œuvre.

Les parents de Patricia respectaient ses penchants. Leur fille était née l’année où ils étaient arrivés des Açores. Ils avaient déjà renoncé à avoir des enfants et cette petite fille leur avait semblé un miracle. D’ailleurs elle était sage et ne leur demandait de l’argent que pour se payer des livres.

Patricia aimait le calme. Après avoir eu sa maison, elle avait souhaité un chalet, où elle s’était installée un bureau. Elle travaillait sous les souvenirs de ses voyages qu’elle avait accrochés près de l’ordinateur. Patricia connaissait des amis qui étaient partis bien plus loin encore pour trouver la paix, qui l’avaient trouvée et qui n’étaient jamais revenus, installés maintenant dans des villages côtiers presque déserts ou dans des localités forestières que leurs habitants abandonnaient. Certains avaient mis la main sur des grandes maisons construites sur des caps pour des capitaines à la retraite. Eux aussi avaient transformé des pièces de leur logis en bureaux et en bibliothèques. Les fils des connexions Internet couraient sur des plafonds pentus. Les amis de Patricia entretenaient avec elle une correspondance.

Quand ses parents partaient pour le chalet les vendredis d’été, Maude organisait des partys. Elle invitait des amis et des amis d’amis. C’est ainsi que Manon s’était trouvée chez Maude et que les deux jeunes filles étaient devenues des amies.

Maude était naïve. À l’âge où Manon avait déjà tout compris, Maude avait surpris ses parents montés l’un sur l’autre. Elle avait été en colère contre son père qui faisait mal à sa mère, et elle avait eu honte de sa mère qui se laissait faire. Elle avait refusé d’entendre les explications. Toute jeune, Maude se servait d’un nounours en peluche pour se faire des caresses. Elle s’était faite surprendre par sa grand-mère qui lui avait dit des mots en portugais. Le chien de sa grand-mère était un bichon minuscule qui avait lui aussi un nounours, qu’il mordait et sur lequel il se frottait. Le nounours du bichon était poisseux. La honte avait empêché Maude pendant des années de faire le lien entre ce qu’elle faisait avec son nounours et ce qu’elle avait vu ses parents faire. Une vieille chanson qui jouait à la radio l’avait finalement apaisée. La chanson disait : « corps à corps avec toi. »

Le dernier été avant de commencer l’université, Maude avait un chum joueur de football. Ils se faisaient des soupers fins avant leurs partys. Ils aimaient le vin, mais ils buvaient peu. Ils se levaient tôt le dimanche et ils nettoyaient la maison. Quand il faisait beau, ils passaient leur après-midi tranquillement sur le bord de la piscine. Ils roulaient la toile solaire et ils passaient l’épuisette pour enlever les débris qui flottaient dans l’eau bleue. Ils se baignaient rarement. À la place, ils faisaient l’amour sur le bois traité qui sentait la créosote. Ils aimaient le silence. Le filtre de la piscine faisait une petite musique. La maison était proche de la chaufferie de la Cité de la Santé. L’employé qui s’en occupait certains dimanches était un amateur d’opéra italien. Il en faisait jouer assez fort pour couvrir le bruit de ses machines. Cette musique qui lui parvenait atténuée causait à Maude une immense nostalgie. Elle lui rappelait le Portugal, qu’elle avait vu trois fois, et la boîte de faire-part de décès que sa grand-mère gardait parmi d’autres reliques. Quand la piscine était propre, Maude trouvait qu’elle était heureuse et qu’elle était la digne héritière de ses parents.

Pendant ses études collégiales, Maude travaillait comme réceptionniste chez un avocat qui était un ami de son père. Elle avait un salaire généreux et des conditions de travail exceptionnelles. Elle se faisait de l’argent de poche pour payer sa Mazda et son look. Quand elle était avec sa mère, les gens les complimentaient en leur demandant si elles étaient sœurs. L’une et l’autre avaient des visages de petites filles et des corps menus finement musclés. Maude avait acquis les habitudes de sa mère pour s’entretenir : elle allait chez l’esthéticienne. Cette professionnelle des comédons lui prescrivait des traitements. Rentrée chez elle, Maude s’oignait de crèmes qui lui garantissaient l’immunité éternelle contre la cellulite.

Le chum de Maude s’ennuyait. L’automne précédent il avait eu un accident au football. Il s’était abîmé le genou. Sa blessure l’avait obligé à abandonner son sport. Il avait l’impression que sa vie était devenue une convalescence. Quand une occasion de faire un stage au Japon s’est présentée, il s’y est inscrit. Maude a pris le départ de son premier amour avec philosophie. Elle était surprise de ne pas être davantage émue. Elle n’avait peut-être pas encore connu le grand frisson.

À la fin août, Maude a déménagé à Montréal pour commencer son droit. Ses parents lui ont trouvé un appartement dans le quartier Villeray et sa mère lui a légué le chien exceptionnel d’une amie décédée. Pendant les beaux soirs de septembre, Maude étudiait sur son balcon. Les enfants de la ruelle jouaient avec le chien. Il en profitait pour fuguer. Il trouvait l’appartement où commençait le meilleur party et il s’installait au milieu de l’action. Dans son salon, Maude avait aussi un aquarium avec un serpent pour faire beau parmi les plantes

Un soir où Maude et Manon marchaient dans la rue avec des gars, un gros rat est passé sous les autos stationnées. Les jeunes se sont mis à courir pour l’attraper. Les voisins sont sortis pour voir le spectacle. Le rat faisait des zigzags. Mais les ruses du chien l’affolaient et lui faisaient commettre des erreurs. Manon a réussi à le coincer. Elle avait déjà pris un rat par la queue quand elle était petite, mais cette fois, la répugnance l’a fait reculer. Maude, elle, n’avait jamais vu de rat d’égout. Elle n’était pas tout-à-fait convaincue de l’existence de cet animal. La chasse l’excitait. Le rat s’est réfugié dans un morceau de carton. La belle fille de Laval a saisi le carton par les deux bouts et elle a tenu bon quand le rat se débattait. Elle l’a donné à manger à son serpent. Les pattes du rat d’égout gigotaient bien davantage que celles d’un rat blanc quand le serpent l’a serré dans ses anneaux. Un petit jet de sang a giclé sur la vitre de l’aquarium. Des parasites rouges se sont enfuis pendant que le rat mourait.

Depuis qu’elle campait chez Maude, Manon travaillait pour un agent de voyage installé aux Galeries du Boulevard. Ce centre commercial est très bruyant. Il fallait que Manon crie dans le téléphone pour se faire entendre. À seize heures, quand la fontaine était arrêtée, la baisse du vacarme la soulageait. Pour trouver une meilleure job, il lui fallait l’Internet, et aussi une imprimante. Mais Maude n’avait pas encore son nouvel ordinateur. C’était la bonne occasion d’aller voir son oncle Claude dans son condo près du canal Lachine.

Manon était certaine que Claude ne lui conseillerait pas à retourner à Sainte-Thérèse. Quelques années auparavant, il avait répondu à ses questions sur Duplessis. Il lui avait raconté des calembours de l’ancien premier ministre.

Claude a accueilli Manon en homme qui avait des vrais projets à proposer à sa nièce: la faire entrer au cégep et l’encourager à aller à l’université, où il était professeur de sociologie. Il lui a fait une offre. « Tu pourrais prendre le petit appartement dans le sous-sol, le locataire vient justement de partir en Europe. Je vas te charger vraiment pas cher. Promets moi juste de pas faire des partys trop souvent.» Manon a souvent été entourée par des adultes bienveillants.

Quand Monique faisait des dépressions, c’est la grand-mère de Manon qui s’occupait d’elle. Cette femme s’appelait Almida, mais tout le monde disait Mida. Elle habitait dans le quartier Saint-Philippe à Trois-Rivières. Les objets accumulés au cours de la longue vie de Mida remplissaient son appartement d’une douce odeur de moisi, qui se mêlait aux effluves des usines de papier. La nuit, les tuyaux gémissaient. Ses armoires avaient des traces de suie, malgré que le système de chauffage ait été électrifié. Le quartier autour se détériorait. Il y avait des prostituées sur la rue Sainte-Cécile, et des conducteurs saouls qui rataient leurs courbes la nuit et qui percutaient les vieilles maisons.

Mida avait beaucoup aimé son mari. Elle l’avait vu pour la première fois pendant un orage. C’était un samedi d’été. Toute la ville était descendue sur la rue des Forges avant la brunante. Le déluge avait surpris les promeneurs. Mida avec sa cousine s’était réfugiée sous l’auvent d’une boutique. Des gens couraient dans tous les sens. Un bel homme était passé devant les cousines. Il avait enlevé sa chemise. Il continuait son chemin sans se presser en maillot de corps détrempé. Il souriait. Mida l’avait trouvé fier. Elle s’était couchée le cœur battant en pensant à tout ce qu’elle avait envie de lui donner. Elle avait retrouvé le brave de l’orage par hasard dans une réunion de famille. Elle l’avait marié. Les jeunes époux avaient eu Claude et Monique. Le mari de Mida était ensuite tombé malade. Quand des gens venaient le visiter, il disait « je me plains pas de mon sort ». Il montrait comment il était encore fort. À la fin de sa maladie, son « je me plains pas » était devenu une plainte et aussi une prière pour gagner sa place au ciel.

Toute petite, Manon avait vu chez sa grand-mère un film sur un enfant qui perdait sa famille dans un incendie. L’enfant avait été cacher un trésor une nuit dans la grange. Il s’était endormi dans le foin. Le bruit de la cloche d’alarme l’avait réveillé. La maison de sa famille était déjà une torche. Les pompiers volontaires installaient leur vieux camion près du poulailler. Un mur s’était effondré avec un grand bruit de poutres brisées. L’enfant avait traversé la cour pour aller sauver sa famille et ses jouets. Une femme du village l’avait reconnu et s’était mise à dire « pauvre petit ». L’enfant s’était dégagé de cette femme et il avait couru vers les flammes. Un gros fermier habillé en imperméable ignifuge l’avait pris au collet. Au matin, il ne restait plus que les fondations de la maison.

Depuis qu’elle avait vu ce film, Manon avait peur des incendies. Elle rêvait aux flammes. Elle se réveillait la nuit pour inspecter toutes les pièces. Elle était certaine parfois de sentir l’odeur de la fumée. Une fois, elle avait réveillé sa grand-mère pour lui dire qu’il fallait sortir. Mida dormait peu. Elle entendait Manon faire ses inspections. Elle lui avait dit d’aller se recoucher. Son ton était plein de patience. Plus jeune, elle ne tolérait pas les inquiétudes des enfants. Elle exigeait d’eux qu’ils apprennent à se consoler tout seuls. Manon avait fait semblant de retourner dans son lit. Elle était revenue s’installer en cachette sur le chesterfield du salon, un long divan rouge en velours usé rendu encore plus étrange par la prononciation appliquée de Mida, qui disait chesterfield comme un colonel des l’armée des Indes. Du chesterfield,  Manon pourrait mieux veiller les flammes qui couvaient. Un vieux miroir élargissait son champ de vision. Il manquait du tain à ce miroir, alors il déformait. Mida avait raconté à sa petite-fille qu’elle avait été très belle autrefois et qu’elle avait usé le miroir à force de trop se mirer. Manon se méfiait du miroir, mais elle aimait l’odeur du chesterfield. Elle avait fini par s’endormir. Le lendemain, Mida lui avait expliqué que c’était impossible que le bloc brûle parce qu’il était fait en briques, et que seulement les bâtisses en bois passent au feu. Manon avait été révoltée qu’on puisse construire des maisons avec un matériau si dangereux. Mida avait acquiescé. Elle lui avait parlé du grand incendie de Trois-Rivières, où son grand-père à elle avait tout perdu: « c’est vraiment bon à rien le bois, sauf quand on le transforme en papier. »

Manon n’allait jamais se guérir de sa hantise des incendies. À quatorze ans, elle a appris la panique dans un livre sur les grands sinistres. Le Bazar de la Charité, le Laurier Palace, le Blue Bird, les souterrains de Dresde pendant le bombardement. Chaque récit était pareil : des foules qui se piétinent et qui s’entretuent en courant vers les sorties. La découverte de la panique a donné à la jeune fille la certitude d’avoir compris que l’être humain est un reptile. Mais sa lucidité n’allait pas l’empêcher de passer sa jeunesse dans des lieux publics bondés, aux décorations inflammables et aux sorties de secours douteuses. C’est uniquement dans la sécurité de son bain que Manon pensait aux dangers qu’elle courait, à la foule des bars, aux rues remplies de chauffards qui tournent les coins de rue sans regarder, aux glaçons qui se détachent des troisièmes étages au mois de mars et qui atterrissent sur les crânes des passants.

Mida rendait visite à sa sœur Fernande de temps en temps. Fernande habitait au lac Croche en Haute-Mauricie. Mais Mida détestait la forêt, et elle ne souffrait pas en silence. Elle prenait à témoin un frère ou une cousine : « Tu sais nous autres le monde de la ville, c’est du noir qu’on a peur. On est pas habitués à ça. » Les bruits de la forêt la terrifiaient et elle craignait plus encore les chiens de Fernande qui dormaient sous le perron. Mida étirait la conversation pour traverser la nuit avec quelqu’un. Elle racontait qu’elle avait des visions. Elle disait des blasphèmes de femme. Que la bonne sainte Vierge était auprès d’elle. Qu’elle avait senti sur elle la grâce du Ciel. Elle avait un répertoire sophistiqué, mais c’est rarement le nom de Dieu qu’elle prononçait en vain. Son catholicisme était une religion d’adoration des saints. Les autres invités de Fernande riaient quand Mida faisait son numéro, mais Fernande était exaspérée. Elle aimait recevoir la parenté au lac. Elle s’amusait avec les enfants et elle riait des farces grasses des hommes. L’après-midi, elle tricotait dans le floridium, ou bien elle regardait les oiseaux. Pour elle, La Tuque était déjà une trop grande ville. Elle s’y perdait et les gens l’ignoraient.

À la fin du voyage, les cousins offraient à Mida de la ramener chez elle. Mais après tant de jours avec la famille, elle était fatiguée du bavardage. Elle préférait prendre l’autobus à La Tuque. Elle pouvait jouir du silence.

Mida avait vieilli d’un seul coup lorsqu’elle avait glissé dans son escalier extérieur couvert de verglas. Elle était devenue presque incapable de se déplacer, surtout l’hiver. L’inactivité et la solitude l’avaient  perturbée. Elle s’était mise à jouer. Une autre vieille dame venait tous les jours s’occuper d’elle, madame Lacasse, qui faisait son marché et qui lui achetait ses billets de loterie.

Jeune, madame Lacasse avait cru aux microbes. Quand elle avait vingt ans, elle avait vu un homme jouer avec le support à serviettes au restaurant du Woolworth sur la rue des Forges. Madame Lacasse venait tout juste de s’essuyer la bouche avec une de ces serviettes. L’homme l’avait peut-être touchée. La nuit suivante, elle avait éprouvé un mal de tête et un mal de gorge intolérables. À quatre heures du matin, elle avait pris un taxi pour aller à l’hôpital Saint-Joseph. Il faisait froid, mais elle était certaine de frissonner de fièvre. Elle avait végété six heures dans la salle d’urgence, puis elle s’était fait ré-expédier chez elle avec rudesse.

Madame Lacasse attendait des médecins le réconfort de l’écoute infinie. À l’âge de trente-huit ans, elle avait enfin reçu un diagnostic : tumeur au larynx. Elle avait passé un an à recevoir des soins aussi constants que ce qu’elle avait souhaité. On la transportait comme une chose d’une salle de traitements à l’autre. Elle avait perdu ses formes et ses cheveux. Elle avait été opérée. On lui avait fait une ablation partielle des cordes vocales, puis elle avait fait une rémission. Il ne lui resterait plus qu’une voix d’outre-tombe, mais sa maladie l’avait guérie de son besoin de s’épancher. Elle avait compris que la consolation ne vient pas des paroles, mais du silence. Sur son lit de malade, elle avait fait un pacte avec Dieu : si elle survivait et qu’elle cessait un peu de souffrir, elle allait se consacrer aux personnes âgées.

Manon pensait à sa grand-mère avec tendresse, mais elle était trop occupée pour aller la voir. Une fois seulement, elle avait fait le voyage. Mida avait beaucoup à redire contre madame Lacasse. « Elle me laisse jamais faire ce que je veux. Pis à part de ça, est branleuse. Elle va péter au frette ben avant moi, tu vas voir. » Pour la faire rire, Manon avait fait des coups pendables et elle avait inventé une imitation de madame Lacasse qui avait fait jubiler Mida.

Madame Lacasse a trouvé Mida morte un matin. Avec sa voix étouffée, elle a parlé au téléphoné avec Monique, qui a ensuite téléphoné à Claude et à Manon. Monique avait mauvaise conscience. Elle trouvait qu’elle avait été une mauvaise fille autant qu’elle avait été une mauvaise mère. Elle avait inventé le surnom « Grand-Moman Mida » pour se décharger. Elle trouvait que ça sonnait gentil comme un personnage d’émission pour enfants. Elle s’en est servie pour dire à Claude «Grand-Moman Mida est morte».

Pendant les funérailles, Manon a brûlé de colère contre sa grand-mère: «crisse qui faut tu être conne pour mourir». Elle a cessé de bouder sur le chemin du retour. Une musique qu’elle faisait rejouer dans son lecteur MP3 a réussi à faire couler ses larmes.

Mida a légué 3000$ à Manon. La Banque Provinciale a fait des difficultés avant de transférer les fonds. Cette Banque est possédée par des esprits. Des sortilèges s’abattent sur ses clients. Les plus riches d’entre eux se trouvent réduits à la mendicité et à la famine. La seule manière de débloquer ses ordinateurs quand ils prennent un client comme victime est d’envoyer par fax une lettre de mise en demeure.

Dans la première nuit de son deuil, Manon a rêvé à Sainte-Thérèse. Elle a vu une grande cathédrale, et une place baroque recouverte d’une coupole translucide. Dans les ruelles menant à la place, des femmes faisaient la lessive devant des maisons aux ouvertures sculptées. Elles s’arrêtaient à l’angélus pour dire leur prière. La cathédrale comportait sept chapelles. La plus belle était en marbre rouge illuminé par des vitraux. C’était une chapelle dédiée à Thérèse. On pouvait voir derrière l’autel une sculpture de son Extase. À la sortie de Sainte-Thérèse, un mécanicien moustachu louait des vélos à qui voulait joindre les autres villages.

Le lendemain soir, Manon s’est assise dans l’autobus de la Rive Nord. Les bancs étaient trop rapprochés pour ses longues jambes. Elle a commencé son voyage dans l’obscurité de petites rues de Laval, puis l’autobus a plongé dans l’immense corridor de clarté de l’autoroute 15. Sous les lampadaires coulaient deux fleuves de lumières, un fleuve de lumières blanches mouvantes en face, et en avant un fleuve de lumières rouges bloquées dans un pays d’enseignes lumineuses, d’entrepôts en aluminium et de maisons préfabriquées. L’autobus a longé une fusée intergalactique et un cinéma en forme de soucoupe volante. Manon et les autres passagers étaient des gouttes d’eau charriés par le courant. Ils ont glissé sous les quatre voies de l’autoroute 440. La 440 et la 15 sont des usines. Les voies de l’autoroute sont des bretelles de convoyage, les véhicules sont des unités de production, et les gens à l’intérieur des véhicules sont des paquets de circuits intégrés. Ils traitent chacun une partie des informations qui contribuent au fonctionnement du système. Ils sont plus ou moins bien formatés, et plus ou moins remplaçables.

Un incident s’est produit sur l’autoroute 15. Une erreur de traitement de l’information qui a causé un incendie. Trois véhicules se sont percés et ont laissé couler à flot le sang de leurs circuits intégrés. Certains ont brûlé. Les responsables du contrôle de la qualité se sont frayés un chemin avec leurs véhicules d’urgence pour nettoyer les dégâts et dégager l’embâcle.

À Sainte-Thérèse, Monique écoutait les nouvelles en attendant sa fille. Elle fumait des cigarettes. La tévé montrait en direct des images de l’accident de la 15. Le présentateur était un loup aux oreilles noires. Il montrait les morts chaque soir en se pourléchant. Le plus beau mort de sa journée était un brûlé de la 15, raccourci sur la civière comme un agneau au méchoui. Sa carcasse venait d’être retirée des débris. La caméra montrait la colonne de fumée et l’embouteillage. Mais Monique ne s’inquiétait pas pour Manon. Le souffle d’énergie de sa fille l’avait déjà happée. Le téléphone sonnait. Les lumières et les bruits étaient devenus plus intenses.

Monique avait déménagé à Sainte-Thérèse avec le père de Manon. L’usine pour laquelle il travaillait à Trois-Rivières avait fermé et il avait été re-localisé à Boisbriand. Cette autre usine avait fermé à son tour, huit mois à peine après le déménagement. Le père de Manon en avait profité pour disparaître. Monique aurait pu retourner à Trois-Rivières, mais elle était restée à Sainte-Thérèse. Elle s’y plaisait. Elle y était même revenue après son séjour à l’île d’Anticosti. Sa propriétaire avait gardé son appartement. Elle en avait fait un garde-meuble. Elle craignait les étrangers. Elle préférait louer à Monique, même si elle ne payait pas toujours le loyer à temps.

À Sainte-Thérèse, Monique avait une amie qui s’appelait Nicole. Elles partaient ensemble pour des expéditions en autobus jusqu’au Carrefour Laval. Nicole faisait du vol à l’étalage. Elle écrivait le nom des biens dans la machine à vœux du centre d’achat. Agenda, sac à main, chaudron. La machine à vœux lui donnait le nom du magasin et le chemin pour s’y rendre. Nicole prenait la marchandise avec un air d’employée qui arrange une vitrine. Un gardien de sécurité l’avait saluée une fois. Elle avait échangé avec lui quelques propos sur la folie de cette journée pleine de monde.

Nicole était une femme qui avait appris à ne compter que sur elle-même. Par impatience, il arrivait qu’elle abandonne Monique dans la foule. Les premières fois, Monique se sentait comme l’enfant perdue dans le centre d’achats. Un homme qui avait deviné sa détresse s’était défoulé en lui disant de s’ôter de son chemin. Plus loin, une femme affichait sa victoire sur sa compulsion à consommer. Elle portait une couronne brillante et un plein collier de médailles des Anonymes. Monique avait fini par s’habituer. Quand Nicole l’abandonnait, elle parcourait les corridors du Carrefour Laval. Chacun des corridors était une fausse rue avec une ambiance recréée, et chaque magasin était un faux monde reflété dans des miroirs qui permettaient aux clients de trouver leur place en choisissant des marchandises. Monique attendait Nicole à la halte bouffe. Elle observait les gens qui passaient et elle écoutait les conversations aux tables voisines. Nicole finissait de goûter ses sensations fortes, puis elle revenait avec ses emplettes. Monique les admirait. Nicole était apaisée. Elle racontait le voyage qu’elle avait fait une fois en Floride. Les plus belles vacances de sa vie. Elle avait été au restaurant tous les soirs.

Monique n’aurait pas eu l’assurance nécessaire pour voler. Un après-midi, elle avait acheté des brioches de la veille à la boulangerie portugaise sur la rue Turgeon. Elle était certaine qu’il lui restait un dix piastres plié dans son porte-monnaie. Mais au moment de payer, le dix piastre était resté introuvable. Elle avait dû le perdre. Pour s’acquitter, Monique était prête à aller vendre une livre de sa chair au salon funéraire en face. L’employée blonde de la Portugaise l’avait tirée de son embarras en lui faisant crédit. Pour un peu, elle aurait payé pour sa cliente de sa propre poche tellement Monique faisait une mine effrayante.

Monique aimait les chats. Elle en avait adopté un quand le père de Manon l’avait laissée. Par peur de le perdre, elle avait tenté de le garder à l’intérieur. Il s’était sauvé. Monique avait vu son cadavre sur la rue Blainville en sortant de la pharmacie. Elle avait décidé qu’il valait mieux laisser les chats libres pour qu’ils puissent apprendre à traverser les rues. Elle s’était mise à nourrir les chats errants. Elle avait réussi à installer une chatière sur son balcon. Elle la déneigeait l’hiver. Quand elle sentait une petite bouffée d’air froid sur ses jambes, elle savait qu’un de ses chats venait de rentrer. Elle partageait avec eux les boîtes de thon que Nicole volait pour elle.

Quelquefois, Monique recevait la visite de sa mère. Mida remarquait que ça sentait la litière. Quand sa fille avait le dos tourné, elle faisait peur aux chats qui venaient demander leur pitance. Elle les poursuivait avec l’aspirateur allumé ou elle faisait claquer des portes. Un été, Mida était venue passer plusieurs semaines. Elle avait amené avec elle une petite chienne qu’elle gardait pour une amie. La chienne était peureuse et possessive. Elle exaspérait Mida, qui s’amusait à lui attacher un grelot au cou. Les ultrasons affolaient la bête. Mida faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Quand elle détachait le grelot, la chienne la léchait, éperdue de reconnaissance. Mida jouait aussi à ignorer la chienne. Quand un chat se présentait, elle le prenait dans ses bras et lui faisait des mamours bruyants pour faire grogner la chienne de jalousie. Une nuit, la chatte préférée de Monique était venue accoucher dans la remise. C’était une chatte trop jeune pour sa première portée. Elle était morte d’épuisement. Pendant sa courte vie, elle avait été une chasseuse exceptionnelle, capable d’attraper des gros mulots et des oiseaux en pleine santé. Quelques semaines avant sa mort, elle avait fasciné un oiseau noir et elle lui avait brisé le cou. La compagne de cet oiseau avait pépié et voleté autour du lieu du meurtre. Elle avait rameuté des centaines d’oiseaux qui s’étaient perchés sur un arbre de la rue Saint-Joseph. Ils avaient fait un tintamarre d’alerte et de deuil pendant que le soleil se couchait. Puis la chatte était morte à son tour en mettant bas. Dans la remise, la chienne s’était approchée des chatons orphelins qui gémissaient. Elle les avait léchés. Ses tétines s’étaient remplies de lait. Elle avait nourri et materné les chatons. Mida n’avait plus osé lui jouer de tours.

» Chapitre II


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