La dictature
La dictature
Après la guerre, les édifices construits à KV étaient encore plus hauts que ceux que les bombes avaient détruits. Une centrale nucléaire a été construite à Ntadë-Far. Les anciens systèmes de chauffage ont été envoyés à la ferraille et le charbon est disparu du quotidien. Une année malheureusement, l’hiver a été trop rude pour les infrastructures. Des inondations suivies d’un gel précoce ont endommagé les lignes de transmissions d’électricité. À Ntadë-Far, c’est une tempête qui a causé des dommages et forcé l’arrêt les réacteurs. Des lignes de secours fournissaient une ou deux heures de courant importé par jour. Les gens gelaient la nuit dans leurs appartements. Le métro tombait souvent en panne. Une rame pleine de voyageurs est restée bloquée entre deux stations pendant plusieurs heures. Ceux qui vivaient dans des tours souffraient le plus. Les tuyaux gelaient dans les murs, alors ils manquaient d’eau. Ils devaient monter jusqu’à trente étages à pieds, ou se risquer dans un ascenseur qui les garderait peut-être prisonniers. Même l’approvisionnement en vivres de base a fait défaut. Les supermarchés distribuaient des rations d’urgence que le gouvernement faisait venir par chemins de fer.
À cette époque, l’amiral Hanëkë était entré en fonction depuis deux mois à la Koniszit Fefaqis, la Commission de gestion, une agence gouvernementale importante mais obscure. L’étendue du pouvoir dont il jouissait déjà porte à controverse, mais on croit que c’est lui qui a organisé le coup d’État. Le gouvernement de l’époque était démocratique, mais faible. Des cabales et des affaires de corruption causaient scandale après scandale. Les bases morales du régime étaient minées. Durant les dictatures et les guerres précédentes, chacun avait commis et subi des horreurs. Les électeurs étaient cyniques. Ils avaient fait le deuil des idéaux républicains et de leur propre dignité. Des idéologies délirantes enflammaient les esprits. Des troubles violents étaient fomentés, qui causaient un appel au retour à l’ordre. Les corps dirigeants, surtout les fonctionnaires, l’armée et l’Université complotaient pour mettre au pas la classe parlementaire.
Il avait tellement neigé entre le 6 et le 9 février cette année là que tout le transport aérien avait été paralysé. Des centaines de voyageurs sont restés bloqués à l’aéroport. Ils couchaient par terre, entassés dans les corridors et les salles d’attente des trois terminaux. Le deuxième jour de la tempête, une épidémie de gastro-entérite s’est déclarée parmi les voyageurs. Le ministre du Plan, le ministre du budget et le délégué plénipotentiaire aux institutions européennes devaient revenir d’une conférence internationale qui s’était déroulée à Rome. Un détachement du Génie militaire est venu déblayer une piste pour l’avion ministériel. Des agents des forces de sécurité ont envahi l’aéroport, bousculant les lits de fortune et les piles de bagage. Des lampes trop fortes aveuglaient les passagers. Des enfants pleuraient. La plupart des adultes se sont déplacés vers l’observatoire, d’où ils voyaient les camions militaires préparer l’atterrissage.
Trois lumières sont apparues dans le noir et dans la neige. L’avion ministériel. Des véhicules blindés et des limousines s’en sont approchés. Une passerelle mobile a été installée et une porte de l’avion s’est ouverte. Des coups de feu tirés derrière une limousine ont fauché les hauts personnages alors qu’ils descendaient. À l’intérieur de l’aéroport, les forces de sécurité ont dégainé et ordonné aux passagers de se coucher sur le sol. Dans une des ambulances, les secouristes ont tenté d’opérer d’urgence le ministre du Plan. Une de ses artères s’est mise à gicler, mais il a été impossible d’arrêter l’hémorragie à temps. Il était mort quand l’ambulance a atteint l’Hôpital Universitaire.
Les assassins de l’aéroport sont tous tombés sous les balles des forces de sécurité. On n’a jamais pu savoir qui ils étaient. Peut-être des militants de groupes radicaux, peut-être des hommes de la mafia, peut-être des éléments terroristes ou criminels manipulés par l’amiral Hanëkë. Dès le lendemain des meurtres de l’aéroport, le ministre de l’Intérieur a annoncé que le parlement était dissous et que la Constitution était suspendue. Les forces de l’ordre ont commencé à procéder à des arrestations massives dans la ville glacée et hébétée par la tempête. La situation d’urgence était officiellement gérée par le général Fiduter, qui a passé le pouvoir à la Koniszit rovszaf doszl, la KRD, la Commission administrative provisoire.
Les triumvirs
La dictature a toujours pris soin de dissocier les apparences et la réalité du pouvoir. Certains qui paraissaient jouer un rôle important ont payé cher leur notoriété lors des procès qui ont suivi l’exécution de Gejorg Kaszeht. Le personnage le plus haï et le plus craint du régime était Nihal Kohod, le chef du Raszpëb Roszis, la RR, la police politique. Sur lui se sont acharnés les juges de la Commission de Restauration de la Démocratie. Ils avaient beau jeu: Kohod se croyait lui même très puissant pendant la dictature. Il était assez facile de l’entretenir dans son illusion. C’était un homme violent et sentimental. Il sentait la terreur qu’il inspirait, et sa garde rapprochée le traitait avec des égards de satrape. Mais il n’était qu’un exécutant, qui se compromettait et permettait aux figures de l’ombre de garder les mains propres.
Nihal Kohod était un petit criminel repenti. Dans sa jeunesse, il avait appris à s’imposer en s’attaquant à moins coriace que lui. Il avait développé une habileté très fine pour détecter les faiblesses d’autrui. Il se postait avec des mauvais amis à la porte du café Katazici pour frapper sur les passants.
La réalité du pouvoir était vraisemblablement concentrée entre les mains de trois hommes: Gejorg Kaszeht, qui n’a jamais eu d’autre titre que directeur de la KRD, l’architecte Lejonel Tekapa, qui présidait la ReÄŸ hitkis et l’amiral Hanëkë, qui a gardé les titre et les fonctions qui lui incombaient à la Commission de gestion avant le coup d’État.
Gejorg Kaszeht avait du génie politique. Avec l’amiral Hanëkë il a réorganisé l’administration de manière rationnelle. À plusieurs égards, Kaszeht était aussi un visionnaire social. Il a su donner une impression d’enrichissement général et de promotion sociale aux classes défavorisées. Il aurait pu continuer d’affecter le rôle du gestionnaire effacé qu’il tenait officiellement à la KRD, mais son pouvoir l’a grisé. Il a senti le besoin qu’on reconnaisse son génie. Il a publié ses pensées politiques dans un ouvrage intitulé Duvraliti Szagisi, Théories de l’État, qu’il a fait diffuser à grande échelle. Cet éclat lui a sans doute coûté la vie. Le livre a cristallisé sur lui le dégoût de la population. Kaszeht s’y est montré en tyran et il a fait en sorte que le message parvienne de force à chacun.
L’amiral Hanëkë était aussi réservé que Kaszeht était flamboyant. Les deux hommes étaient amis d’enfance. Janos Hanëkë était originaire de Keszgëd, une ville où la minorité hongroise est très nombreuse. Il était lui même hongrois par sa mère. La famille Hanëkë avait déménagé dans la capitale quand Janos avait onze ans. En plus de changer de ville et d’école, Janos avait dû changer de langue. Il se débrouillait bien, mais il avait un accent. Il disait ses Ë comme des Å°, et il confondait les déclinaisons des deux langues. Il gardait aussi l’habitude hongroise de dire son nom de famille en premier, Hanëkë Janos. Toute sa vie, il a détesté son prénom. Les garçons de la nouvelle école ne l’aimaient pas beaucoup. Ils riaient de son accent. Il est commun de dénigrer les Hongrois à Koszit-Velszis. Janos était solitaire. Il refusait de faire des concessions pour se mêler au groupe. Gejorg au contraire de ses camarades était fasciné par ce garçon à tête dure qui venait d’ailleurs. Il avait réussi à devenir son ami. Il allait manger chez lui. Il aimait écouter la mère de Janos. Son accent était indéfinissable. On l’aurait dit turc plutôt que hongrois. D’ailleurs au Narketëd ëvt elle parlait turc avec les marchands ambulants de produits électroniques.
À l’école, Gejorg et Janos s’étaient liés à deux autres amis: Filip Torav et Ezid Tuszaf. Janos n’était pas devenu populaire, mais on s’était mis à le craindre. Lui et ses comparses avaient semé le désordre dans le marché des cartes de futbalit. Ils en avaient introduit des fausses. Manifestement fausses. La crédibilité des quatre amis était telle qu’ils avaient convaincu plusieurs garçons du collège de faire des échanges inégaux. Les cartes frelatées avaient une valeur d’intimidation. Les arguments des faussaires semaient le doute. Plus personne n’osait échanger de cartes.
Kaszeht et Hanëkë s’étaient presque perdus de vue à la fin de leur adolescence. Kaszeht avait fait son droit à l’Université et Hanëkë avait été faire une formation d’officier de marine à l’Académie militaire. Le mensonge régnait dans les deux institutions. L’une et l’autre étaient tétanisées par la maladie morale qui avait poussé le pays dans la dictature et dans la guerre quelques décennies auparavant. Le traumatisme des bombardements appesantissait encore la loi du silence. Chacun avait des douleurs qu’il ne pouvait exprimer. Des institutions conservatrices comme les hautes écoles portaient ces fardeaux du passé plus longtemps que le reste de la société. Elles les transmettaient aux jeunes générations pour que les crimes engendrent les crimes, les dictatures engendrent les dictatures et les guerres engendrent les guerres.
Hanëkë avait fait sa carrière dans les bureaux de l’Amirauté. L’usage de ce grand bâtiment au bout de la presqu’île se transformait. Nominalement, le personnel portait encore des grades militaires, mais leurs fonctions étaient civiles. La ville s’est métamorphosée autour de l’édifice. Le port militaire, désuet et endommagé, a été démantelé, ce qui a dégagé un vaste espace riverain dans le havre intérieur. Le quartier de l’Amirauté est devenu à la mode. Les anciennes installations militaires ont été transformées en bureaux de prestige, en galeries d’art, en appartements confortables. Avec la construction du Musée d’art moderne, la szolit Narinis, autrefois un sévère terrain de parade, est devenue la promenade favorite de la ville basse, bordée de cafés et de magasins.
Le troisième homme du régime était l’architecte Lejonel Tekapa. Hanëkë et Kaszeht provenaient de familles de fonctionnaires. Ils avaient vécu enfants dans une relative aisance, malgré la grande inflation et la guerre. Tekapa provenait pour sa part des bas-fonds de Koszit Velszis. Il était né de père inconnu dans le quartier qui s’étend entre la gare centrale et l’ancienne mosquée ottomane. Sa mère avait connu une certaine notoriété comme danseuse. Elle avait ouvert un cabaret avec son amoureux. Très tard une nuit, des bandits avaient pris le contrôle du cabaret. L’employée de Nirej Tekapa était déjà partie déposer les recettes de la nuit à la BaÄŸ Daszf. Les bandits avaient ramassé le peu d’argent qu’il restait sur place, puis ils avaient torturé la mère de Lejonel et son amoureux. Ce n’était ni un moyen de trouver d’autres valeurs monnayables, ni une vengeance, c’était un crime gratuit. Lejonel avait assisté à la scène depuis un placard à décors où il avait réussi à se cacher. Des scènes semblables allaient survenir en grand nombre dans les caves de la RR de Nihal Kohod.
La passion qui a mené Tekapa au pouvoir était la transformation de la ville. Il avait assisté adolescent à la reconstruction de zones bombardées. Plusieurs nouvelles constructions étaient rapidement tombées en décrépitude. Mais Tekapa avait vu avec envie la reconversion réussie de la presqu’île de l’Amirauté. Il rêvait de travaux d’une ampleur bien plus grande encore et il était prêt à toutes les compromissions pour réaliser ce dessein. Il ne fait d’ailleurs pas de doute qu’il a été loyal à la dictature jusqu’au tout dernier moment. En contrepartie, il a joui d’une entière liberté de manÅ“uvre dans ses entreprises. Deux quartiers de Koszit Velszis ont été complètement transformés par Tekapa: le quartier de la Bourse et la place des Martyrs. Les deux réalisations sont des chefs d’Å“uvre. Elles ont recentré les activités de la ville, si bien que Tekapa a aussi pu restructurer le système de transports en commun.
Le quartier de la Bourse s’étend dans la ville haute autour de la Placit Lcakisi. Cette place était avant la guerre le pôle financier de la ville. Elle a été défigurée par les bombardements et presque laissée en friche par la suite. La Bourse elle-même avait été restaurée, mais les banques s’étaient plutôt installées en périphérie, dans l’oxÄ• raloszis, alors que l’industrie de pointe s’était plutôt développée autour de l’oxÄ• orifisi farnasz (la cité de l’industrie pharmaceutique, surnommée OhdevthÄ•, Piluleville). Tekapa a recentré les activités à haut rendement financier autour de la placit Lcakisi. Il a d’abord fait recreuser le canal Oszdat et structuré les îlots urbains autour de plans d’eau. Six avenues enjambent aujourd’hui les ponts du canal et convergent vers la Placit Lcakisi. La plus prestigieuse de ces avenues est la szoti Szadr, ancienne artère élégante qui descend vers la ville basse. Tekapa lui a redonné sa splendeur. Tekapa adorait les constructions en hauteur. Il a consolidé la silhouette déjà verticale de Koszit Velszis par une quinzaine de nouvelles tours, construites au milieu de cours intérieures ou directement sur le bord des canaux. Après le coup d’État, la conjoncture économique est devenue favorable. Tekapa a réussi à attirer des compagnies internationales pour louer de l’espace dans ses tours.
Dans la ville basse, Tekapa a fait raser tout le quartier de la placit nartirici kcuvi, la place des martyrs du bombardement, un quartier mal famé et mal reconstruit. Tekapa a fait construire des nouvelles tours pour l’habitation populaire. Des tours audacieuses, en béton brossé. Les rues avoisinantes et la place elle-même ont également bénéficié d’un réaménagement.
Les travaux de Tekapa ont endetté l’État mais stimulé les échanges. Les gens avaient du travail et de l’argent à dépenser. Ils vivaient dans l’euphorie et dans la terreur. Ils achetaient des produits de luxe sur la szoti szadr, mais ils pouvaient disparaître si la RR en décidait ainsi.
Aux derniers temps de la démocratie, l’armée de l’air avait fait acheter un trop grand nombre d’anciens chasseurs soviétiques qu’elle avait fait reconvertir en avions d’entraînement. Cette acquisition était en fait une fraude, résultat d’une collusion entre des généraux de l’armée de l’air et des industriels. L’Epirit Ser Lcafis 1 (l’ESL-1) avait été usiné à 300 exemplaires, alors que les besoins réels se situaient tout à plus à une vingtaine d’unités. Dès que les bases aériennes en avaient pris possession, les ESL-1 avaient pour la plupart été abandonnés à la rouille. La plus grande des bases de l’Armée de l’air est Bëktrit, celle qui protège Koszit Velszis.
Tout près de Bëktrit se trouvait une maison d’arrêt du RR. On y pratiquait la torture. Nihal Kohod avait des contacts privilégiés des officiers de l’Armée de l’air. Il a eu avec eux l’idée d’un jeu cruel. Des condamnés étaient amenés à Bëktrit, où on leur accordait de tenter de s’échapper aux commandes d’un ESL-1. Chaque condamné avait droit à un demi-plein d’essence, tout juste assez en théorie pour atteindre la frontière, à une mise au point sommaire par un mécanicien et à une leçon sur les rudiments du pilotage. Les condamnés avaient ensuite cinq minutes. Le plus souvent, les moteurs refusaient tout simplement de démarrer. À la fin des cinq minutes, un canon faisait exploser l’ESL. Quand le moteur démarrait, l’avion s’écrasait en bout de piste. Si par miracle, l’avion levait de terre, les batteries anti-aériennes les descendaient. Le traumatisme des bombardements avait poussé l’Armée de l’air à investir dans des équipements de protection toujours plus sophistiqués. Elle s’était équipée peu avant le coup d’État de missiles sol-air conçus pour parer les attaques de fusées. Les petits ESL n’avaient aucune chance. Une fois les artilleurs de Bëktrit se sont amusés à laisser passer un fugitif. Ils voulaient laisser par jeu le plaisir de l’abattre aux confrères d’une autre base. L’abatage des ESL passait pour des manÅ“uvres, ou pour des exercices de tir.
Le récit de ce jeu atroce figure dans le rapport de la KËD, ce qui représente un succès de la Commission dans son entreprise de dévoilement de la vérité et de reconnaissance des souffrances infligées aux victimes. Bien avant la publication de ce rapport, tout le monde à Koszit Velszis savait par des rumeurs ce qui se passait réellement pendant les exercices de tir à Bëktrit. Bien avant la chute de la dictature, l’amiral Hanëkë avait mis fin à ce jeu excessif. Il avait personnellement limogé des officiers subalternes à qui Nihal Kohod avait pourtant promis sa protection. Ces officiers ont été châtiés une deuxième fois par les juges de la KËD, qui les ont sacrifiés sur l’autel de la restauration de la démocratie.