Aventures en Ontario

15/08/2008 in Ottawa,Vélo,Voyages | Comments (0)

Hawkesbury

Photo 2059

La perspective d’un pit-stop plate à Hawkesbury m’a retenu un bon mois de partir voir mon frère à Ottawa. Comment j’allais procéder? Pédaler 200km d’une traite pour éviter Hawkesbury? Dormir dans la tente? Coucher dans un motel cher et ennuyeux? Il a fallu qu’Hélène me pousse pour que je finisse pardécoller.

Hélène est la barmaid du Yermad. Un mercredi soir, elle m’a demandé où était ma gang. J’ai dit « Je suis tout seul. De ces temps-ci, je boude ». L’avant-veille, j’étais de plus mauvaise humeur encore. Une vieille habituée du Yermad m’a dit que la Madame m’aime. Je me sens agressé quand on me parle d’amour. J’ai répondu à l’habituée non, y a personne qui m’aime. Richard était derrière le bar. Il m’a donné un shooter pour soigner mes problèmes psychologiques. Le shooter ne m’a pas guéri. L’amour est une niaiserie qui sert à enrober les films de cul avec des intrigues insignifiantes.

Le mercredi avant mon départ, j’ai lié conversation avec les autres clients autour du bar. En plus, Yohann est arrivé. J’ai pu raconter mes projets d’Ottawa un grand nombre de fois au fur et à mesure que je buvais des Jameson. Hélène a fini par écrire sur le tableau en haut du bar : « Alain s’en va en Ontario ».

Contrairement à mes précédentes glorieuses campagnes de l’Outaouais, j’ai pédalé cette année par le West Island plutôt que par Oka. J’ai vu l’hôtel de ville de Baie d’Urfé où le frère de Mario avait fait des méfaits à cause de la loi 101 bafouée. Dans ses conditions de remise en liberté, la Cour lui avait interdit l’Ouest à partir du boulevard Saint-Laurent. À Hudson, la rivière des Prairies s’est transformée en Outaouais. Hudson est le troisième cercle du pays des riches Anglais arrogants, après Westmount-TMR et le West Island (suburbia, exurbia).Dans son site bucolique, Hudson passe pour le domaine des châteaux. Mais en fait, il s’agit d’un trailer park, rendu plus vulgaire à cause de l’argent qui permet de développer chaque élément de ce mode de vie : des gros driveways, des gros terrains avec des gogossesdécoratives, les mêmes valeurs, les mêmes émissions de TV.

Après Hudson, les excroissances inutiles de Montréal finissent enfin. J’ai passé la frontière ou bout d’un champ. J’étais maintenant dans un pays rural et francophone : l’Est ontarien. C’est là que des maraîchers cultivent les légumes vendus au Byward Market. Quant à Hawkesbury, elle ressemble à La Tuque, une ville industrielle rouillée parmi des beaux vallons boisés. Hawekesbury doit ressembler aussi au Canada profond, au Manitoba ou à la Nouvelle-Écosse, mais avec un dialecte de français qui est encore vivant (où on dit « so », « I guess » et « je manque quelque chose » dans le sens de « I miss something »).

Sur mon porte-bagage, j’avais pris soin de ne pas placer ma tente. J’ai découvert en arrivant que l’ancien motel Holliday est fermé, en voie de devenir un foyer de l’âge d’or. Le seul hébergement restant dans cette non-destination touristique est un Best Western à 100$ la nuit conçu pour les cadres à comptes de

dépenses des usines  d’Hawkesbury. Ce qui tombait bien parce que j’avais besoin de confort : je faisais de la fièvre et j’avais mal à la gorge. Mes amygdales sont mes fusibles. Ils s’infectent quand je boude trop.

Au lieu de continuer à remonter l’Outaouais, j’ai passé ma deuxième journée de voyage dans une salle d’attente. Les hôpitaux ontariens sont aussi débordés et inefficaces que ceux du Québec. Hawkesbury fait d’ailleurs sûrement partie des endroits déshérités où les médecins ne s’installent que de force. Mais ces médecins doivent quand même tout contrôler, y compris le diagnostic pour des maladies que des distributrices de pilules pourraient traiter. Des ambulances reléguaient mon cas au plus bas niveau de priorité (me rappeler de ne jamais faire d’amygdalite le jour d’un désastre aérien). J’ai fait un exercice de patience. La TV (RDS en français) jouait en boucle les résultats olympiques de la veille. J’espionnais Hawkesbury dans l’intimité de sa salle des malades. Un petit yo avait l’air de s’accommoder des heures vides sans souffrir. Au début, je pensais qu’il était déficient à cause de son style et de la forme de son menton. Mais il était sans doutes seulement défavorisé. Il avait des yeux éveillés. Je prenais des forces en les regardant. En face de lui, une adolescente trop sexy avec un plâtre était sûrement un cas de services sociaux. Quand j’ai eu ma prescription, mon frère est venu me sauver de l’ennui. Une tempête monstrueuse s’est abattue sur Ottawa pendant qu’on rentrait dans la ville. Grâce à la maladie, je m’abandonnais mieux à la contemplation des édifices mouillés.

Ottawa

Mon frère et sa blonde Judith s’occupent de leurs enfants. Sans s’énerver, ils couchent quatre fois Nathan chaque soir : une fois pour les sorcières, une fois pour les fantômes… Quant à Éléonore, elle pleure au milieu de la nuit parce qu’elle veut planter ses dents aiguisées dans un sein. Mon frère m’a expliqué ce qu’est l’abnégation des parents : remettre ses propres besoins à plus tard. Et plus tard, il faut encore s’occuper des enfants.

Lors de ces visites chez mon frère, j’ai l’occasion de rencontrer des gens normaux : motorisés, propriétaires, suburbains et séparés. Un collègue de mon frère l’a déjà rassuré en lui disant que bientôt ses enfants allaient s’occuper les uns des autres et se laisser mieux garder par le troisième parent (la TV). Au début de cette période, il va falloir toutefois rester vigilant, surtout quand les enfants ne feront pas de bruit. Le collègue a ainsi été mis en alerte par un silence un samedi matin. Ses enfants jouaient dans un garde-robe avec un briquet d’allumage pour le barbecue. L’intérieur du garde-robe était zébrée de petites brûlures, mais les manteaux au- dessus des têtes des enfants ne s’étaient pas encore enflammés.

Assister à l’émergence de la personnalité des enfants est un plaisir que les mononcles peuvent partager. Au souper, Éléonore est tombée endormie dans son assiette. J’ai surpris le regard malicieux de son frère. Il a une relation mystérieuse avec sa sœur, dont les enjeux échappent à l’intelligence des adultes. Lors d’un précédent voyage, j’étais à Ottawa en compagnie de la Madame. Babasse nous a montré des monuments. On a pris le passage souterrain de la rue Elgin. On était devant la tombe du soldat inconnu. Nathan s’est amusé à sauter dans les flaques d’eau sale. La Madame l’encourageait à éclabousser les passants. Nathan s’est sauvé en courant vers le trafic. Mon frère est parti à sa poursuite. La Madame tenait la poussette. Je lui ai dit : « on la remplit tu? ». J’étais dans un état de manque de sexe créé par la privation d’Internet, ce qui me rendait agace. J’étais grisé aussi par la splendeur du site qu’on avait sous les yeux.

Le thème culturel de ce voyage-ci a été la guerre. Ottawa est une ville de gouvernement. Qui plus est, de gouvernement avec armée. Au War Museum, une exposition sur l’eugénisme était proposée. L’amélioration hygiénique de la race a été le grand projet des médecins quand on leur a donné du pouvoir. Ils ont organisé la stérilisation puis l’élimination des éléments malsains dans la société. La deuxième guerre mondiale a été un combat entre deux camps eugénistes, des radicaux et des moins radicaux. Si les plus radicaux avaient gagné, il aurait fallu qu’ils finissent par s’auto-gazer, parce qu’ils étaient imparfaits et qu’ils auraient vieilli. Une femme dans le musée se demandait comment le monde ont tu pu croire à ces affaires là. Elle ne lisait et ne regardait rien de toute évidence, car avec son bon sens surdéveloppé, elle ne pouvait que se rallier à la justesse des arguments hygiéniques : les meilleurs se tuent à la tâche alors que les parasites prospèrent et prolifèrent. Le musée des Beaux-Arts proposait un complément à cette exposition : l’art des années 1930, lui aussi fasciné par la biologie et annonciateur du grand massacre.

Le soir, Babasse et moi on écoutait des films thématiques. Le meilleur du lot s’appelait If… Il portait sur le dressage des jeunes dans les collèges anglais. La femme du musée aurait dû voir ce film, elle aurait eu des réponses à ses grandes questions. La stratégie pédagogique de ces collèges consistait à organiser la persécution des nouveaux par les anciens. Les anciens se choisissaient des servants souffre-douleur qui devenaient leurs scums attitrés. Ce système s’appelait le fagging. Il préparait pour l’armée. Le film If… se termine sur une scène dans le style des high schools américains : des jeunes se révoltent, prennent les armes et tirent dans le tas.

Mon frère s’ennuie parfois à Gatineau. Il fait partie de la cohorte nombreuse des Québécois recrutés pour travailler à Ottawa. Ce phénomène a commencé quand le Canada a choisi de devenir une technocratie rationnelle. Les fonctionnaires québécois ont été requis à cause de leur esprit cartésien. Eux seuls pouvaient concevoir et opérer la machine bureaucratique fédérale. Aujourd’hui, un mandarin important de notre connaissance a pour fonction de retenir ces fonctionnaires et d’en attirer des nouveaux. Mais le gouvernement québécois est jaloux et il fait des misères. Il est ainsi interdit à mon frère de bénéficier de prélèvements à la source pour payer ses impôts provinciaux. Quand Revenu Québec a fait une erreur en lui envoyant sa facture annuelle, Babasse a ainsi été tenu malgré sa bonne foi de payer des intérêts. Il s’est aussi fait réclamer un remboursement d’allocations familiales parce que son nom avait été mal entré dans l’ordinateur par la préposée, si bien qu’on lui contestait la paternité de ses enfants.

Je ne pourrais pas comme mon frère travailler pour le gouvernement fédéral. Tel Natascha Kampusch, je suis tenu séquestré par le Ministère de l’Éducation du Québec, et ce depuis l’âge de cinq ans. Mon incapacité à faire du travail manuel a été diagnostiquée à la maternelle. Plutôt que de me placer en réadaptation, l’école m’a gardé pour servir ses besoins. L’orthographe française m’a été inculquée. J’ai aussi été conditionné à être dépendant d’une institution et rendu inapte à gérer mon argent. Je ne sais pas si Natascha Kampusch se souvient de ce qu’elle faisait le jour où elle a été kidnappée, mais moi je me souviens que la veille de ma première rentrée, je construisais des mégalopoles en blocs Légo.


Leave a Reply