Sorel
Pit-stop à Berthier
Contrairement à mon départ de Québec, j’étais en forme quand je suis parti de Trois-Rivières. D’ailleurs je n’étais pas un vélo, mais un 747. Récemment la Madame m’a texté de venir la rejoindre, elle travaillait à l’Île (Sainte-Hélène). J’ai répondu : « Ok, t’es à Lille! » et je suis allé la rejoindre en TGV. C’est à la gare Lille-Europe que les trains Thalys qui font Paris-Bruxelles bifurquent des trains Eurostar qui font Paris-Londres. Sur le tronçon Paris-Lille, il passe une rame aux quatre minutes. Deux fois la fréquence du métro sur la ligne orange, mais à 250 km/h. Ils l’ont l’affaire, les Français. C’est d’ailleurs des Français que les Allemands ont appris leur efficacité. Comme les Japonais adoptant la civilisation confucéenne ou la technocratie, les Allemands ont bien entendu surpassé leur modèle. Mais des progrès pourraient remettre la France à l’avant-garde en la débarrassant de ses traditions rétrogrades. On pourrait souhaiter par exemple que des entreprises chinoises mettent en marché du vin fait à partir de poudres synthétiques et que ce vin balaie le marché à l’échelle mondiale.
Entre Trois-Rivières et Montréal, j’avais à nouveau le vent contre moi. Mais en plus d’être en forme, je constatais combien je préfère l’ouest de la Mauricie à l’ouest du comté de Portneuf. L’ouest de la Mauricie est une plaine ouverte assez peuplée, alors que Portneuf est beaucoup trop boisé pour mon goût. Pourtant, la Mauricie s’achève par le terrible désert de Berthier : 25 km de route monotone entre Louiseville et Berthier, sans village, exposée aux vents, parmi des hectares de blé d’Inde.
À la fin du désert, j’ai entendu le bruit déprimant des tondeuses à gazon. Les tondeuses à gazon sont des objets d’aliénation, au service d’un geste inutile, nuisible, bruyant, polluant. Le gazon tondu est le frère jumeau hideux du tapis gris industriel, maintenu avec des herbicides et des pesticides au profit des algues bleues. Le gazon de Berthier doit d’ailleurs être particulièrement toxique, car peu de gens semblent le traverser jusqu’au village.
Le centre de Berthier est aussi beau qu’il est déserté. Et délabré. Si j’avais un chalet, ce serait un appartement au deuxième étage d’un vieil édifice au centre d’un vieux village comme Berthier, assez proche de Montréal pour pouvoir y aller en vélo, mais assez loin pour que ça fasse mal aux genoux de m’y rendre. J’irais passer mes journées au Tusker, le resto bar cool de la place. De la smart urban music jouait pendant que je mangeais de la soupe et que je me reposais de ma traversée du désert. Je bouquinais en espionnant. Les quelques clients étaient autour du bar. Si j’habitais à Berthier il faudrait que ce soit avec eux que je me fasse ami. Une fille avec des cheveux courts parlait d’une partie de ringuette (ou d’un autre sport). La barmaid a dit au gérant qu’une fille était venue porter un CV. Les employés et les clients se sont entendus pour dire que cette fille-là avait une mauvaise réputation. Je crois que je ne veux pas savoir sur quoi porte cette réputation. Le DJ Random sur l’ordi du tusker a enchaîné la smart urban music avec du Richard Desjardins. Probablement pour me faire partir. Richard Desjardins est responsable de 15% du surplus des suicides dans la province de Québec. Lui et Claude Dubois. Et Jean-Pierre Ferland aussi.
Sorel
Je mettais à peine les pieds à Montréal que Séb m’a dit : « Eille, je pars à Sorel. C’est le festival de la gibelotte. » J’ai dit « j’y vas, mon bicycle aura pas le temps de refroidir. » J’ai fait la route par la rive sud. Je voyais de l’autre côté du fleuve les contrées que j’avais traversés la veille : Repentigny, Lanoraie. Sur la route 132, il y a un tronçon ultra dangereux après Verchères, avec un accotement pas pavé alors que les vitesses qui se pratiquent sont des vitesses d’inconscience ou d’assassinat. Les maisons de mafiosi sur le bord de l’eau y sont peut-être pour quelque chose.
Sorel ne ressemble pas au restant de la Montérégie. C’est une ville industrielle hérissée de cheminées et de machines, avec une grande concentration de petites maisons ouvrières comme on en voit au Lac Saint-Jean. Le Carré royal au centre ville est bâti autour d’une église protestante qui dégage du froid tellement elle est austère. L’embouchure du Richelieu et le fleuve donnent de surcroît une ambiance maritime à Sorel, surtout  près du traversier. D’ailleurs, on dit que Sorel est la Gaspésie de la rive sud. Mais ce n’est pas à l’eau qu’on pense alors, c’est au chômage.
À l’occasion du festival, le centre ville était rempli. Le gens qu’on croisait représentaient l’avenir du Québec : un pays de têtes grises. On devinait que plusieurs avaient été des beautés brutales à l’été 1977. Plusieurs femmes avaient d’ailleurs des beaux restes, alors que les hommes montraient leurs décennies de mauvaises habitudes. Des policiers en armure déambulaient et souriaient à la foule pour faire de la prévention et rappeler que les lois s’appliquent à Sorel, malgré ce que disent les vieilles rumeurs sur les bandes de motards.
La gibelotte et la beauté du centre de Sorel sont d’intenses réconforts après l’effort de la route 132. J’ai appris qu’il existait deux sortes de gibelottes : à la perchaude et à la barbotte. La gibelotte à la perchaude est nettement supérieure. C’est parce que la barbotte goûte la glaise. À notre table, il y avait un ami de mon co-loc qui ressemblait à un primate, avec une mâchoire plus large que son front. Il jouait avec son jeune enfant d’une manière qui donnait une idée précise de comment il doit être quand il baise. Il mangeait des pâtes. Curieusement, les résidants de Sorel ne semblent pas tant aimer la gibelotte. Probablement parce que c’est du poisson. Il est vrai aussi qu’à l’endroit où on mangeait, le bouillon de la gibelotte goûtait la soupe Campbell.
On a couché chez le frère de mon co-loc. À dix-neuf ans, ce frère habite tout seul un grand deuxième étage de maison. Il se préparait à aller faire le ménage de nuit au bar Cactus. Comme je me couchais dans
son salon, il se préparait du café dans mon ancienne cafetière. Il se plaignait à ses amis de la nuit qui l’attendait. Je ne sais pas encore si j’avais affaire à un adolescent libéré qui mène une vie punk dont j’aurais rêvé, ou s’il est au contraire un adolescent abandonné à Sorel sans soutien. Il avait en tous cas de la visite cool qui rentrait chez lui sans s’annoncer comme on fait dans les réserves indiennes.
Woohoo ! Tu es parti pour la gloire.
Lâches-pas :^)