Le retour aux sources
Cet été, mes parents m’ont abandonné. Ils ont loué le Château Huot pour joindre leur bateau à la flottille qui traverse l’océan vers La Rochelle. Ils réalisent un rêve que je n’ai pas réussi ni osé réaliser : celui du Retour en Europe. En plus, ils le font à la voile! Déjà qu’aux Foufs, un recruteur d’une compagnie parisienne de coursiers a débauché plusieurs de mes camarades qui vont aller vivre du vélo à Paris. L’industrie du courrier vélo se développe enfin là -bas, mais les Parisiens sont trop lopettes pour faire la job. Si j’avais vraiment voulu partir, j’aurais pu. À la place, je suis encroûté à Montréal, et à présent je vais être délaissé par mes parents et par mes amis.
Des premiers adieux à mes parents se sont faits à la Saint-Jean, en présence des trois enfants Huot ainsi que d’une sélection de petits-enfants. Au lieu d’embrassades inoubliables, on a eu des frictions ordinaires. Depuis qu’elle est mère, ma sœur est rigide. Elle est la reine de l’excès. Elle impose son organisation. J’ai dit « wô, je m’assis où je veux. » Mon père a des détecteurs sur son épiderme : il sent la tension et il fait des colères nerveuses. Je vivais dans la terreur de ses colères quand j’étais enfant –colères que je ne manquais cependant pas de provoquer par besoin d’attention. Adolescent, ses colères nerveuses m’inspiraient de la haine, et puis adulte, elles m’insultent et me traumatisent encore. Ça fait partie des choses que j’aurais voulu lui dire avant qu’il parte –en plus des bonnes choses, au cas où on ne devrait jamais se revoir. Mais je crois que mes parents ne voulaient pas des adieux solennels et définitifs où on se dit des choses comme si c’était la dernière fois qu’on se voit.
On s’est quittés près du Vieux-Port. Mon père était attendu par la TV pour se faire interviewer. Ma mère conduisait. Cette fois, je trouvais le stress de mon père pittoresque. Il a dit : « Fonce, ça va faire un flic de moins. » Jamais il n’aurait dit une chose pareille avant son ACV, comme si des neurones d’inhibition s’étaient dégradés. La veille on avait pique-niqué sur le terrain de la marina de Sillery. Je me sentais comme un touriste d’Hochelaga dépaysé parmi cette pelouse de militantes libérales s’échangeant des recettes de marinade. L’une d’entre elles a fait un attouchement à mon père pour le saluer. Pendant un instant il a oublié la maison perdue et l’imminence de la plongée vers l’inconnu.
Chez les descendants des vieilles familles de Québec, on a la certitude d’être à un nœud marieclaudoïde d’au moins une duchesse du carnaval. Argument dont mon frère pourrait se prévaloir pour faire rectifier ses papiers. À l’heure actuelle, selon l’ordinateur du gouvernement, mon frère est né à Kuujjuaq. Mais il devrait être éligible pour une amnistie du 400ième qui consisterait à faire enregistrer Québec comme son lieu de naissance. Un autre élément favorable dans son dossier est son statut récemment confirmé de fonctionnaire, comme caméraman à Radio-Canada (Ottawa). Peu d’ancêtres illustres ont été techniciens. Mais mon frère est affligé d’un défaut d’élocution. Et ses enfants commencent à apprendre un affreux dialecte de l’Outaouais qui va les disqualifier pour l’art oratoire. Ma sœur, elle, a durci du cerveau à cause de chutes à cheval en bas âge. Et quant à moi, pour déchoir, j’ai fait des dettes.
Je suis revenu de mon premier voyage à Québec avec le cœur gros. Sans parents, il va falloir que j’apprenne à m’occuper de moi et à régler mes problèmes tout seul. Fini aussi, le pied à terre à Québec pour aller me changer les idées de temps en temps. Par contre, je vais pouvoir être plus osé sur mon blogue.
Les adieux moyens n’étaient qu’une répétition. On en a organisé des nouveaux, qui en plus coïncidaient presque avec le 3 juillet 2008, la journée du 400ième anniversaire de Québec. 400 ans. Je ne vivrai qu’une fois dans ma vie un tel anniversaire! D’ailleurs la ville n’a jamais été aussi belle (quel dommage qu’elle continue à s’enfoncer dans l’ennui dépressionniste)… Cette fois, il fallait éviter la mélancolie et les petites chicanes. J’ai mis mon cheval en fer dans l’autobus Orléans-Express. On s’est bien saoulés en famille, on s’est donnés de l’affection sans faire de cérémonie et j’ai rabattu dans la joie le caquet de ma sœur. (Les musulmans sont tenus de régler toutes leurs rancunes s’ils font le hâdj, le pèlerinage à La Mecque. Je me demande bien comment ils font.) J’ai poursuivi la beuverie chez Éric Couture. Pour faire bonne mesure, j’ai été jouer après ça une petite partie de tourisme sexuel tard dans la nuit. Il fallait profiter de l’occasion : la ville était remplie d’autres touristes à cause du 400ième.
À la fin de la fête, j’ai vaguement dormi dans un coin fétide. Puis j’ai décollé mon vélo vers le chemin du roy. J’avais le vent dans la face. À la marina de Sillery, mes parents devaient être en train d’appareiller. Douze heures de calvaire qu’il m’a fallu pour rejoindre Trois-Rivières, avec des mini siestes à l’ombre d’arbres quand j’étais à bout, et un bain d’eau lourde dans le fleuve en face de Gentilly.